de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Kiki Smith, le corps, le cosmos, l’animal

Kiki Smith, le corps, le cosmos, l’animal

La folle semaine de la Fiac s’est achevée et, avec elle, tous les vernissages et autres manifestations qui l’ont accompagnée et sur certains desquels nous reviendrons plus tard. Parmi eux, toutefois, un mérite qu’on s’y attelle sans tarder : l’exposition Kiki Smith qui vient d’ouvrir ses portes à la Monnaie de Paris. Kiki Smith, on a vu régulièrement ses travaux à la galerie Lelong qui la représente ou sur les foires, mais aucune exposition d’envergure n’avait été présentée à ce jour en France. C’est pourtant une artiste majeure de la scène américaine et s’il fallait le prouver, on rappellerait la performance de Francis Alÿs à laquelle elle prit part, en 2002, à l’occasion du déménagement du MoMA dans le Queens pour cause de travaux : portée sur un palanquin, elle défila, telle une icône vivante et un symbole de l’art de la ville, parmi des reproductions des œuvres les plus célèbres du musée.

Elle est née en 1954, d’une mère chanteuse d’opéra et d’un père sculpteur, Tony Smith, qui fut un des précurseurs du minimalisme. Dès l’enfance, elle participe au travail de son père et côtoie des artistes tels que Pollock ou Barnett Newman qui sont des familiers de la maison. Lorsqu’elle commence elle-même une carrière d’artiste, après avoir étudié dans le Connecticut, exercé divers emplois alimentaires et fréquenté le New York underground des années 70, elle rompt radicalement avec l’esthétique de son père, qui meurt au début des années 80, en se concentrant sur la figuration et plus particulièrement sur le corps humain qui l’a toujours fasciné et qu’elle a appris à reproduire en réalisant des illustrations, par exemple, pour le livre de Henry Gray, Anatomy of the Human Body. Mais elle refuse l’idée de s’être affirmée en  « tuant » métaphoriquement le père : « J’aime mon père, déclare-t-elle, et j’ai beaucoup appris grâce à lui – la leçon la plus importante étant que l’art naît d’une nécessité ».

Ce corps humain va donc devenir le fil conducteur du travail de Kiki Smith, mais pas n’importe quel corps : celui la femme qui a été si souvent représenté par des hommes, mais si peu par des femmes et dont elle veut devenir, d’une certaine manière, la porte-parole (une de ses modèles sera l’artiste et activiste Nancy Spero).  Dès les premiers travaux on trouvera des sculptures de corps féminins, nus, en papier kraft, cire ou bronze, à l’échelle 1, debout ou recroquevillés. Ces femmes sont des saintes, comme Sainte Geneviève, la patronne de Paris, Marie-Madeleine ou même la Vierge Marie (témoignages de l’éducation catholique qu’a reçue l’artiste) ou encore des sorcières. Ainsi, en 2002, à l’occasion d’un appel à projets en Allemagne pour une création en extérieur, elle proposa une sculpture (Pyre Woman Kneeling), représentant une femme nue en bronze, les bras écartés et agenouillée sur un monceau de bûches, à la fois pour rendre hommage à toutes ces femmes, accusées de sorcellerie, qui furent brûlées en place publique, mais aussi dans la position du Christ, les bras ouverts, prononçant les célèbres paroles : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Mais ce corps est avant tout un corps de chair, souffrant, vulnérable, fragile. Kiki Smith a connu de plein fouet l’épidémie du Sida (une de ses sœurs en est d’ailleurs morte, ainsi que son proche ami David Wojnarowicz, qui bénéficie en ce moment d’une belle exposition à la New Gallery à Paris) et c’est un corps avec ses humeurs (sang et urine) qu’elle montre ou un corps écorché, sur le modèles des cires médicales des XVIIIe et XIXe siècles qu’elle a pu voir à Vienne ou ailleurs et qu’elle a cherché à reproduire. Un corps aussi qui a un lien très fort avec la nature, car petit à petit, l’artiste, qui est nourrie des contes de fées que lui lisait sa mère lorsqu’elle était enfant (en particulier Le Petit Chaperon rouge) et qui a déménagé à la campagne, va le mesurer au cosmos et au monde animal. Ainsi ce seront les animaux (les loups et les oiseaux en particulier) et les étoiles, les plantes qui vont peu à peu envahir son univers : « Nous faisons partie du monde naturel, notre identité est intrinsèquement liée à notre relation avec notre habitat naturel et avec les animaux », précise-t-elle.

Ce qui est frappant dans son travail, c’est la diversité des matériaux : le papier, la cire, le bronze, la porcelaine, l’argent, mais aussi le verre ou la tapisserie (fascinée par la Tapisserie de l’Apocalypse d’Angers, elle en a réalisé toute une série, de grand format, qui avaient pour ambition de mélanger « à la fois le Moyen-Age, les folles années 20 et l’art hippie afin de créer des images spectaculaires »). Pour elle, ce sont comme les éléments, l’eau, la terre et le feu, dont elle se sert au gré de ses envies et de ses nécessités. Et ce qui est frappant aussi, c’est de voir à quel point l’art dit « noble » se conjugue chez elle avec les arts décoratifs, les bijoux ou tout ce que l’on attribue généralement au féminin. Il n’y a pas de frontières dans sa pratique, elle est toujours mouvement et les œuvres uniques n’ont pas plus de valeur, pour elle, que les multiples ou l’œuvre graphique qu’elle manie à la perfection.

C’est ce que montre la belle exposition que présente la Monnaie de Paris et qui s’inscrit dans la programmation résolument féministe de Camille Morineau (qui fut, rappelons-le, celle qui au Centre Pompidou présenta une exposition uniquement faite d’œuvres d’artistes femmes de la collection, elles@centrepompidou). Présentée de manière chronologique, elle investit aussi bien les espaces d’exposition intérieur du bâtiment que les cours ou le Musée de la Monnaie (Kiki Smith collectionne elle-même les monnaies, elle a voulu montrer certaines œuvres en confrontation avec les pièces de ce musée et créé à cette occasion une médaille en édition limitée). On y voit tout autant des œuvres de grand format, que de petites sculptures enfermées dans des vitrines ou des dessins et on peut surtout s’immerger dans ce monde merveilleux, qui se confronte aux récits bibliques, aux fables et aux grandes histoires de l’humanité sans renoncer à sa dimension critique, militante et politique. Un voyage dans la psyché de cette grande artiste.

-Kiki Smith, jusqu’au 9 février à la Monnaie de Paris, 11 Quai Conti 75006 Paris (www.monnaiedeparis.fr)

Images: Kiki Smith : Mary Magdalene, 1994, Silicon bronze and steel,152,4 x 52,1 x 54,6 cm, photo Ellen Labenski © Kiki Smith Courtesy Pace Gallery; Lying with the Wolf, 2001, Ink and pencil on paper, 183,5 x 223,5 cm, Collection Musée national d’art modern, Paris, photo Ellen Page Wilson, © Kiki Smith Courtesy Pace Gallery; Harbor, 2015, Cotton Jacquard tapestry and gold leaf, 302,3 x 194,3 cm, photo Kerry Ryan McFate, publisher Magnolia editions, © Kiki Smith Courtesy Pace Gallery

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