L’amour, toujours l’amour
L’été, c’est bien connu, est la saison du sexe, des amours passagères, des corps qui s’abandonnent. Les magazines en font généralement la une de leur numéro « spécial vacances ». C’est ce que dans le jargon journalistique, on appelle un « marronnier », c’est-à-dire un thème qui revient régulièrement comme les « bonnes résolutions de la rentrée » ou la « côte de l’immobilier ». Mais les relations amoureuses d’aujourd’hui sont-elles les mêmes que celles d’hier, les codes ne changent-ils pas avec les époques ? Une fois n’est pas coutume, c’est l’art contemporain qui répond à la question. Après L’Hiver de l’amour, dans les années 90, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, qui faisait état de la sexualité et du sentiment amoureux au temps du Sida, l’exposition qui vient de s’ouvrir aux Magasins Généraux de Pantin, Futures of Love, avec l’application de rencontres Tinder pour partenaire, envisage plutôt l’amour à l’époque de la dématérialisation, des algorithmes et de la réalité virtuelle.
Elle s’ouvre d’ailleurs avec une œuvre de Natalia Alfutova, Rabbit Heart, qui est aussi fascinante qu’effrayante. Il s’agit d’une installation numérique qui propose à chaque visiteur de créer son double numérique à partir de l’ensemble de ses données personnalisées disponibles sur Internet. Ainsi, tout ce que vous aurez posté sur les réseaux sociaux ou les sites sur lesquels vous êtes allés en laissant votre adresse seront analysés et ils donneront naissance à un double qui prendra la forme d’un lapin (en référence au lapin blanc d’Alice au Pays des Merveilles, mais aussi vraisemblablement pour la puissance sexuelle de l’animal), qui vit de manière parallèle, dans un univers virtuel entouré d’autres lapins-doubles. En fonction de ce que la recherche Internet aura trouvé sur vous, un algorithme vous fera rencontrer d’autres lapins qui partagent vous goûts et vos affinités ou s’y opposent et vous amèneront à vous accoupler ou, au contraire, à vous combattre. C’est donc par écran interposé que vous pourrez regarder votre vie se jouer et les rencontres se faire. Et lorsque vous quitterez l’exposition, vous pourrez continuer à voir évoluer votre avatar via un chat sur l’application Telegram. Comme si votre vie digitale était éternelle et se poursuivait sans vous…
Cette introduction futuriste et qui fait froid dans le dos donne le ton de l’exposition qui se décline ensuite en chapitres présentant chacun un aspect de l’amour à travers les nouvelles technologies. Après « Computed Love », l’amour prédit par les algorithmes, c’est « Virtual Love », les relations amoureuses dématérialisées. Puis « Self-Obsessed Love », l’amour façon culture selfie, et « Robotic Love », l’amour pour des êtres artificiels. La science et la chimie ont aussi leur mot à dire avec « Chemical Love » et l’amour sans limite se traduit dans le « Fluid Love ». Enfin, « Hypernatural Love » permet de penser l’amour à travers la nature et « Infinite Love » rappelle l’énergie poétique et créatrice dont il et porteur. En tout, ce sont quarante artistes, illustres ou émergents, qui illustrent ces variations sentimentales et qui, pour certains, ont produit des projets spécialement pour l’exposition. Celle-ci se déploie sur 1000m2, dans un parcours sinueux fait de recoins et d’alcôves propices à la rencontre et à l’intimité. Et elle donne lieu aussi à tout un programme de performances et de concerts qui se dérouleront tout au long de l’été.
Alors que voit-on de marquant dans cette version XXIe siècle des « fragments d’un discours amoureux » ? Des vidéos, beaucoup (l’exposition demande du temps), certaines excellentes comme celle de Hamid Shams, Portrait d’un cerf dans une forêt brumeuse au coucher du soleil, qui s’appuie sur les écrits de Saadi, poète persan du XIIe siècle ou celle d’Ed Atkins, Us Dead Talk Love, qui met en scène deux têtes coupées, modélisées en images de synthèse d’après le visage de l’artiste, qui dialoguent sur l’amour, le désir, mais aussi la mort et le sens de l’existence. Des peintures, comme celles de la sulfureuse Celia Hempton réalisées lors de chats avec des inconnus qui se masturbent sur des sites de rencontre ou celles du jeune Louis Fratino qui traduit l’amour entre hommes dans un style qui rappelle beaucoup (trop ?) les avant-gardes des débuts du XXe siècle. Des dessins, comme ceux de Camille Henrot appartenant à la série « Minor Concerns » et qui représentent des attitudes sexuelles ou amoureuses face à un écran ou ceux de Jimmy Beauquesne qui sont des portraits érotiques réalisés au crayon à partir de selfies intimes glanés sur différentes applications. Des photos, comme celles, déjà classiques, de Pierre Molinier ou celles, métaphoriques mais explicites, de Nobuyoshi Araki. Des sculptures, comme celles d’Anna Uddenberg qui révèlent l’impact que peuvent avoir les nouvelles technologies sur le genre et le corps féminin ou même un programme de réalité virtuelle d’Ed Fornieles, qui permet de s’allonger et de rencontrer un partenaire sexuel dématérialisé….
Il y a de tout dans cette vaste exposition. De tout pour tous les goûts et pour tous les genres. Une sorte de panorama de l’art d’aimer digital, qui est peut-être prémonitoire des fonctionnements à venir (même si, heureusement, le sentiment amoureux restera toujours le même). Et comme l’entrée en est gratuite, on conseille vivement de s’y perdre, en espérant trouver la solution qui convient le plus à chacun. On regrette juste qu’un catalogue n’en fixe pas les hypothèses, auquel on aurait pu se référer, plus tard, pour voir si elles s’étaient bien confirmées.
A propos d’amour, une autre grande spécialiste du sujet est Tracey Emin, l’artiste des « Young British Artists » dont le « lit » reconstitué, avec ses draps froissés, ses mégots, ses préservatifs et la trace de ses différents amants, avait fait scandale à l’époque de sa présentation. Dans le cadre de son programme contemporain, le Musée d’Orsay l’a invitée à faire un choix dans sa collection de dessins et à le présenter aux côtés des siens. Elle a donc choisi l’amour pour thème, ou plutôt « la peur d’aimer », et a cherché à l’illustrer avec des dessins, entre autres, de Bonnard, Degas, Gauguin, Steinlen, qui représentent des corps de femmes et d’animaux. Et elle-même, qui est titulaire de la chaire de dessin de la Royal Academy of Arts de Londres, a réalisé une très belle et très expressive série d’œuvres sur papier qui semblent toutes dire à la fois la souffrance et l’abandon du corps offert. C’est fort, très maîtrisé malgré l’apparente vitesse de réalisation (mais le dessin est aujourd’hui le médium dans lequel Tracey Emin est à son meilleur) et on regrette juste que, plutôt que d’être juxtaposées aux dessins appartenant au fonds du Musée, elles soient regroupées dans une même salle, comme s’il s’agissait de deux expositions qui se répondent plus qu’elles ne se confrontent.
–Futures of Loves, jusqu’au 20 octobre aux Magasins Généraux, 1 rue de l’Ancien Canal 93500 Pantin (www.magasinsgeneraux.com)
–La Peur d’aimer, Orsay vu par Tracey Emin, jusqu’au 29 septembre au Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur 75007 Paris (www.musee-orsay.fr)
Images : Natalia Alfutova, RABBIT HEART, 2018, Installation multimédia interactive, son, Courtesy the artist; Celia Hempton, Peter, India, 14th April 2014, 2014, Huile sur toile, 25 x 30 cm , Courtesy the artist and Galerie Sultana, Paris ; Hamid Shams, Portrait d’un cerf dans une forêt brumeuse au coucher du soleil, 2019, Projection vidéo, impression et sculpture, techniques mixtes, dimensions variables, Courtesy the artist ;Tracey Emin, La peur d’aimer 2018, Acrylique sur papier, 121,5 x 152 cm © The Artist / courtesy White Cube / Photo Prudence Cuming Associates, London © Adagp, Paris, 2019
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