Le temps, contre et avec
Figure centrale de la culture alternative britannique, Derek Jarman, mort du SIDA en 1993, reste mal connu en France. De lui, on a vu surtout Sebastiane, cet incroyable péplum gay (autour du personnage de Saint-Sébastien, bien sûr), sorti en 1976 et parlé en… latin, et, cet été, à la Fondation Luma d’Arles, les essais très sensuels et joliment érotiques réalisés justement pour le casting du film. Pourtant, l’artiste fut aussi plasticien, musicien, acteur, écrivain et militant des droits homosexuels. C’était un créateur complet, à qui rien ne faisait peur, et les différentes facettes de son travail, loin de se contredire, se rejoignent dans un même projet global d’activisme LGBT, une même célébration de l’amour et des corps, un hommage constant à la nature et aux couleurs.
L’exposition proposée en ce moment au Crédac d’Ivry (en collaboration avec le Festival d’Automne), Dead Souls Whisper, présente des œuvres réalisées entre 1986 et 1993, c’est-à-dire entre l’année où fut diagnostiquée sa séropositivité et celle de sa disparition. Il s’agit donc d’œuvres conçues dans une certaine urgence, avec la conscience d’un temps compté. Dans la première salle, sont montrées ses dernières toiles, les Queer paintings, peintes peu de temps avant sa mort. Il s’agit d’œuvres qui réagissent à la violence des tabloïds anglais qui faisaient souvent preuve, alors, d’une véritable fureur homophobe, en peignant sur ces journaux et en écrivant dans la peinture des mots tels que Tragedy, Positive, Dead Angels, etc.
Dans les salles deux et trois, sont accrochés ses assemblages, les Black paintings, qui sont faits d’objets glanés sur la plage de Dungeness, près de laquelle il vivait. Il s’agit d’œuvres dans lesquelles le noir domine (noir de la peinture ou du goudron qui figent les objets, noir de la mort), mais dans lesquelles l’or aussi a une place importante, comme pour en souligner l’aspect spirituel (on pense à de petits autels ou à des ex-voto). En regard, sont projetés dans toutes ces salles des films en Super 8 réalisés pendant la même période, comme celui au cours duquel on voit quatre jeunes hommes nus effectuer des mouvements de danse, tandis qu’un personnage, affublé d’une tête de mort s’approche et les fait s’effondrer les uns après les autres. Dans la dernière salle enfin est projeté Blue, un film de 74 minutes, réalisé alors que Derek Jarman avait pratiquement perdu la vue. Dans ce film, on ne voit qu’un écran bleu profond et uni comme peut l’être le Bleu Klein. Mais on entend des voix, dont celle de Tilda Swinton, qui lisent, entre autres, le journal intime de l’auteur. C’est une sorte d’expérience mystique, un moment de recueillement et de retour à soi qui devient rapidement hypnotique.
Cette exposition bouleversante (qui évoque aussi le jardin que l’artiste conçut dans le Kent et qui fut pour lui une véritable thérapie) se situe au-delà des jugements esthétiques auxquels on a recours habituellement. Claire Le Restif, qui est directrice du Crédac et commissaire de l’exposition, insiste sur sa fonction mémorielle et cite Cy Lecerf Maulpoix qui, dans son livre récent, rappelle qu’il y a « une tentative à mener collectivement pour faire de la mémoire des morts et des vies oubliées un terreau fertile. Leur conférer un autre rôle, qui n’aurait pas uniquement à voir avec un travail de deuil, mais plutôt avec le désir de les faire exister différemment dans le vivant. »
Le temps est aussi à la base du travail de Majd Abdel Hamid, mais un temps différent, un temps dont il dispose à foison (du moins, on espère pour lui), qu’il peut même se permettre de perdre. C’est d’ailleurs la décision qu’il a prise, il y a quelques années, après avoir voulu faire appel à une brodeuse professionnelle pour un travail sur le carré blanc de Malevitch et que celle-ci lui a répondu : « C’est une perte de temps ! ». Du coup, ce jeune artiste palestinien qui vit au Liban et qui expose actuellement à La Verrière Hermès de Bruxelles, dans le cadre du cycle « Matters of concern » initié par Guillaume Désanges (cf Retour à la matière – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), s’est mis lui-même à la broderie, qui est une tradition de son pays (et d’autres pays arabes) et il y consacre des heures (plus de 400 pour les « carrés blanc » !) Mais ce temps apparemment perdu est aussi un temps de résistance par rapport à l’actualité et aux contextes politiques délicats dans lesquels il a évolué. Ainsi, une de ses séries les plus remarquables « Screenshot » est une réaction à des images violentes vues à la télévision ou sur Internet, mais sous la forme de broderie colorée, presque pop, où toute référence au lieu de l’action est volontairement gommée. Et quand il ne fait pas, Majd Abdel Hamid défait, il recommence tout depuis le début. Il a un côté Sisyphe chez lui -ou plutôt Pénélope-, une volonté de ne jamais s’arrêter, de faire en sorte que l’œuvre ne soit pas complètement figée.
A Bruxelles, sur des tables ou dans quelques cadres accrochés au mur, l’artiste montre presque l’intégralité de sa production. Et l’on est surpris par la délicatesse et l’intimisme de ces petites pièces qui ont aussi la particularité d’être faite par un homme qui n’utilise pas la broderie dans une optique queer. Certaines sont abstraites, d’autres pas. Lorsqu’apparait une image, c’est en général une scène de guerre ou d’explosion. Certaines reproduisent le plan d’une prison qui a été détruite à Palmyre, mais sous une forme très synthétique. D’autres, les très belles « Borderlines », suggèrent des frontières (celles des pays du Moyen-Orient où il vit), mais sans les définir vraiment, en montrant simplement des broderies qui froissent le tissu, lui impriment la marque d’une tension, d’une blessure.
Il y a aussi des vidéos dans l’exposition, dont une qui montre, non sans humour, les conditions dans lesquelles le Liban est plongé aujourd’hui (Majd Abdel Hamid a d’ailleurs lui-même été blessé au visage lors de l’explosion de l’an dernier et le titre de l’exposition, A Stitch in Times, comme le rappelle Guillaume Désanges, renvoie « autant à la broderie d’art qu’à la suture chirurgicale et à la nécessité de réparation psychique »). Et une installation dans laquelle des fils sont plongés dans du sel qui peu à peu les fige et les solidifie. Le tout est marqué par une économie de moyens (sans doute imposée aussi par les conditions d’existence), une simplicité, mais aussi une gravité qui n’est jamais aussi perceptible que lorsqu’elle s’exprime de cette manière-là. L’artiste refuse le pathos, l’émotion facile, mais son travail n’en est que plus puissant et plus incisif.
-Derek Jarman, Dead Souls Whisper, jusqu’au 19 décembre au Crédac- Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine (www.credac.fr)
-Majd Abdel Hamid, A Stitch in Times, jusqu’au 4 décembre à La Verrière- Fondation d’entreprise Hermès de Bruxelles (www.fondationdentreprisehermes.org)
Images : (1 et 2) Derek Jarman, 40% of British Women, 1992 Huile et fusain sur photocopies sur toile. 251,4×149cm courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres ; Archaeology, 1988 Huile et techniques mixtes sur toile. 30,5 x 25,4 cm courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres; (3 et 4) Vued de l’exposition de Majd Abdel Hamid, « A Stitch in Times », La Verrière (Bruxelles), 2021 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès
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