L’Enfer au Palais de Tokyo
Visiteur que l’hiver meurtrit et que le manque de lumière déprime, ne franchis pas les portes du Palais de Tokyo. Car la nouvelle saison qui vient de s’y ouvrir s’intitule Discorde et elle parle de guerre, de pouvoir, de contre-pouvoir et de violence. « Ils (les artistes) savent que la Discorde – Eris – est fille de Nyx, la Nuit, comme l’écrit Hésiode, et mère de nombreux enfants qui comme noms Désastre, Mensonge, Douleur, Oubli, Faim, Carnage… », précise Jean de Loisy, le directeur de l’établissement. Vaste programme et qui en dit long sur les réjouissances à venir. Une plongée, même rapide, dans les entrailles du centre d’art de la colline de Chaillot ne pourrait donc qu’aggraver ton cas…
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L’exposition « historique » qui illustre ce postulat est celle qu’ont conçue ensemble Jean-Jacques Lebel et Kader Attia, L’Un et l’Autre. Les deux artistes se sont rencontrés en 2012, à l’occasion d’un colloque organisé par le Centre Pompidou-Metz autour de l’exposition 1917. Et très vite, ils se sont rendu compte que bien des points réunissaient leurs itinéraires respectifs (« Sur le champ et réciproquement, nous avons été frappés par l’acuité et la profondeur des affinités électives de nos travaux respectifs et de nos trajectoires singulières hors des sentiers battus des idéologies dominantes », dit même Jean-Jacques Lebel). Kader Attia, qui a été lauréat du Prix Duchamp en 2016, on le connait surtout pour tout ce travail autour du concept de « réparation » qu’il a entrepris depuis plusieurs années et qui lui a permis de souligner les différences d’approches entre l’esprit occidental moderne et les traditions extra-occidentales. Quant à Jean-Jacques Lebel, ce digne héritier du Surréalisme, on sait à quel point il est fasciné par les objets qu’il engrange et recompose. Tous deux ont d’ailleurs fait leur cette phrase d’André Breton : « On ne découvre pas un objet, c’est lui qui vient à notre rencontre. »
Ils ont donc répondu très favorablement à la proposition Jean de Loisy de faire exposition commune. Mais plutôt que de parler d’exposition, il vaudrait mieux utiliser le terme de « cabinet de curiosités », car si les deux artistes y ont leurs propres pièces (on y voit, entre autres, la grande et forte installation de Kader Attia, The Culture of Fear. An Invention of Evil, faite d’articles de presse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe qui montrent les hommes non-blancs comme des monstres sanguinaires), ce sont surtout des objets de leurs collections qu’ils montrent, objets d’anonymes, souvent recomposés, mystérieux et qui sont porteurs d’un passé très riche, comme tous ces jouets ou petites sculptures réalisés par les soldats de la Grande Guerre, à partir de balles de fusils, pour tromper leur peur dans les tranchées. Et c’est d’ailleurs ce qu’il y a de plus passionnant dans l’exposition, cette discussion entre les deux hommes qui se présentent mutuellement les objets, discussion retranscrite par de petites vidéos placées à différents endroits du parcours. Elle finit même par en dire davantage sur leurs préoccupations que leurs propres œuvres. Une autre installation glace le sang : celle de Jean-Jacques Lebel réalisée à partir d’images trouvées sur internet des tortures commises par l’armée américaine à Abou Ghraib sur les détenus irakiens et afghans. Conçue comme un labyrinthe, elle place le spectateur devant l’horreur de la réalité, dans un face-à-face insoutenable.
A propos d’insoutenable, on pourrait aussi mentionner la « simulation de bombe » provenant, il me semble, de l’armée iranienne, qui est une installation vidéo immersive dans laquelle le spectateur a vraiment la sensation d’être la cible d’un bombardement. Mais cette installation-là appartient à l’autre exposition, la plus contemporaine, qui est due à Neïl Beloufa (avec Guillaume Désanges comme commissaire), L’Ennemi de mon ennemi. Et là encore le terme d’exposition n’est pas approprié et il vaut mieux parler de projet, tant le jeune artiste, qui a déjà un CV bien étoffé, y joue davantage un rôle d’orchestrateur, d’organisateur, de tête chercheuse. Il y montre certes quelques-unes de ses vidéos, que l’on peut voir à partir de structures qu’il a lui-même créées et qui font autant office de sculptures que de pièces utilitaires, mais l’essentiel est constitué d’artefacts, de reproductions ou d’oeuvres venant des provenances les plus diverses.
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L’idée étant cette fois de montrer toutes les images que le pouvoir peut produire pour séduire, impressionner, opprimer. Le tout de manière parcellaire, chaotique, et en introduisant aussi ce qui peut devenir un contre-pouvoir, une opposition qui devient pouvoir à son tour. On y voit aussi bien des films de propagande politique que le dessin de Picasso à la gloire de Staline pour Les Lettres françaises, des documents d’archives, des œuvres de Polke, Thomas Hirchhorn et Camille Blatrix (entre autres) ou des extraits d’interviews de Jean-Luc Godard. Et à l’intérieur d’un dispositif très sophistiqués, des robots sont censés intervenir et bouger les objets, provoquant ainsi de nouvelles associations et, par-là même, de nouvelles interprétations, selon un algorithme aléatoire. Ainsi, ce sont les frontières mêmes entre le bien et le mal qui bougent, entre l’ennemi et l’ami, l’oppresseur et l’opprimé. L’ensemble ayant la forme d’un grand jeu vidéo ou d’un écran d’ordinateur sur lequel toutes les fenêtres s’ouvriraient en même temps.
L’intention est aussi ambitieuse que généreuse, comme le sont la plupart des expositions de Neïl Beloufa. Le problème est qu’on n’y comprend plus rien et qu’à force de brasser des concepts, des contre-concepts et autres diversions dans tous les sens, on se demande vraiment où l’artiste veut en venir et quel discours il compte tenir. Ce grand capharnaüm reflète, il est vrai, fidèlement l’état d’égarement dans lequel se trouve l’individu d’aujourd’hui face au flot d’informations auquel il est constamment confronté. Et il en dit long sur la perte de repères qui le caractérise. Mais le rôle de l’artiste n’est-il pas justement de faire le tri dans ce magma et de donner à voir ce qui lui semble important ? N’a-t-il pas la charge de nous éclairer et de nous redonner (tout du moins d’essayer de nous redonner) ces repères perdus ? Neïl Beloufa s’en sort astucieusement, mais non sans un poil de cynisme, en consacrant une salle à Courbet. Il y montre comment le célèbre auteur de L’Origine du monde a inventé le réalisme en peinture, puis comment il s’est lui-même investi dans la vie publique en participant activement à la Commune avant de s’exiler en Suisse. Et il cite Courbet qui explique que, malgré son bannissement et la haine qu’il suscite chez de nombreux écrivains (dont Dumas), ses tableaux que les collectionneurs recherchent le plus sont ceux qui ont trait à son engagement politique et à la défense de ses convictions. Manière de dire qu’il est préférable d’appuyer là où ça fait mal, on en tire toujours davantage de bénéfices.
Une autre polémique illustre d’ailleurs cette perte de repères à laquelle on vient de faire allusion. Dans l’exposition, Neïl Beloufa avait choisi de mettre une image de Parker Bright, un artiste et activiste noir américain qui s’était manifesté, l’an passé, lors de la Biennale du Whitney, en accusant Dana Schutz – une artiste blanche, elle – d’exploiter la misère des noirs. Celle-ci avait en effet peint un garçon noir dans un cercueil ouvert (Open Casket). Apprenant que cette image, le représentant avec un tee-shirt barré par l’inscription : « Black Death Spectacle », allait être montrée dans l’exposition, il a exigé qu’elle soit immédiatement retirée, y voyant une nouvelle exploitation de la douleur de la population noire. Ce qu’ont aussitôt fait Neïl Beloufa et son commissaire. Mais ces excuses ne semblent pas satisfaire Parker Bright et il a lancé un crowdfunding pour rassembler l’argent qui lui permettra de venir à Paris s’expliquer avec les organisateurs de la manifestation (il aurait déjà récolté près de 3000$). Quand on vous dit qu’on ne sait plus qui est qui et qu’on y perd son latin !
Alors, pauvre visiteur égaré, tu n’auras plus beaucoup de solutions de repli au sein du Palais de Tokyo. Et ce ne sont ni les armures de Daimyo, les seigneurs de la guerre au Japon, mises en espace par l’artiste George Henry Longly, certes très belles, mais qui évoquent quand même la destruction et la violence, ni la sculpture apocalyptique d’Anita Molinero qui t’accueille à l’entrée, qui te réconforteront. Non, tes seules alternatives plus pacifiques seront les belles expositions de Massinissa Selmani et de Marianne Mispelaëre, mais qui ne font pas directement partie, elles, de la saison Discorde : le premier est lauréat du Prix Sam pour l’art contemporain 2016 et la seconde a remporté le Grand Prix du dernier Salon de Montrouge…
-Saison Discorde, au Palais de Tokyo jusqu’au 13 mai, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com)
Images : Vue de l’exposition de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, « L’un et l’autre », Palais de Tokyo (15.02 –13.05.2018). Courtesy des artistes. Photo : André Morin © ADAGP, Paris 2018 (1) ; Vues de l’exposition de Neïl Beloufa, « L’ennemi de mon ennemi », Palais de Tokyo (16.02 – 13.05.2018). Courtesy de l’artiste et Galerie Balice Hertling (Paris) Photo : Aurélien Mole © ADAGP, Paris 2018 (2 et 3) ; Vue de l’exposition de George Henry Longly, « Daimyo, Le corps analogue », Palais de Tokyo (16.02 – 13.05.2018). Courtesy de l’artiste, Galerie Valentin (Paris) et Galerie Koppe Astner (Glasgow). Photo : Aurélien Mole (4)
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