L’esprit et le temps
Connaissez-vous Friedrich Fröbel, ce pédagogue allemand du XIXe siècle, qui est le fondateur des fameux « Kindergarten » (« les jardins d’enfants ») ? Il a mis au point une méthode novatrice qui permet aux enfants de s’instruire et de s’amuser en manipulant des formes en bois très simples telles que des cubes, des prismes, tablettes et autres petits bâtons, à partir desquelles ils peuvent réaliser un nombre incalculable de figures. Cette méthode a été largement utilisée par la suite et elle tient entièrement dans une boîte qui en contient elle-même plusieurs petites autres dans lesquelles se trouvent ces éléments qui sont comme les ancêtres des jeux de constructions (il a appelé cela lui-même des « Spielgaben », « dons de jeux »). Il y a quelques années, un livre de Norman Brosterman, Inventing Kindergarten, a aussi permis de rapprocher les créations graphiques de ces homes d’enfants – donc les créations issues de cette méthode – de celles des peintres, sculpteurs, architectes et designers du XXe siècle identifiés comme pionniers de l’art moderne. Dès lors, la figure de précurseur de Fröbel s’est imposée avec évidence et son influence s’est faite sentir largement au-delà des cercles purement éducatifs.
Elle a en tous cas fascinée Aurélien Froment, qui a découvert le pédagogue par hasard, aux Etats-Unis, en constatant que la fondation Frank Lloyd Wright commandait à une petite entreprise de jeux en bois du Michigan la réédition de ses jeux éducatifs. Et elle l’a lancé dans une longue recherche qui aboutit aujourd’hui à une exposition présentée à la Villa Arson de Nice, où elle a d’autant plus de sens que le Centre d’art est accolée à une école, avant d’être montrée au Plateau à Paris à la rentrée. Une exposition ou plutôt une application rigoureuse des principes de la méthode de Fröbel (d’où son titre : Fröbel Fröbeled, « Fröbel fröbelé »), car tout y part de la fameuse boîte qui en est la matrice et la pièce inaugurale. A partir d’elle, Froment a en effet déployé dans l’espace une dizaine de tables sur lesquelles il a installé les « dons de jeux » que le visiteur peut manipuler lui-même ou à l’aide d’un médiateur. Et il les a fait dialoguer avec des photos qu’il a réalisées et qui sont autant de possibilités de constructions à partir de ces jeux et de ces structures. Il y a enfin ajouté des gravures et des peintures empruntées au Musée Chéret de Nice qui sont des témoignages des sciences de l’éducation au XIXe siècle, ainsi que des documents qui montrent le région d’Allemagne dont est originaire Fröbel, le contexte dans lequel il a évolué, etc.
Tout l’art d’Aurélien Froment est là, dans cette mise en abyme, dans cette habileté à investir les interstices, dans cette manière de créer du sens en juxtaposant les œuvres et les médiums. Le monde tient dans une boîte, cette boîte est aussi la source de l’exposition et elle distribue les rapports entre l’œuvre, le public et l’institution en faisant que ce qui est d’ordinaire à la marge (le département éducatif) devienne le centre du travail. Si les constructions manuelles de Fröbel ont aussi pour but de saisir les opérations abstraites de l’esprit, leur mise en perspective par Froment permet de comprendre un processus intellectuel brillant, parfois un peu sec dans sa réalisation, mais toujours pertinent.
A propos de processus intellectuel, des récits ordinaires, l’exposition présentée conjointement à la Villa Arson (qui propose aussi une nouvelle mouture de L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais, les trois expositions ayant pour point commun de mettre la transmission et l’oralité au cœur de leurs préoccupations), n’est pas en reste. Car il s’agit cette fois de conversations que les trois commissaires (Grégory Castéra, Yaël Kreplak et Franck Leibovici) ont enregistrées en 2011, avec différents acteurs du monde de l’art contemporain (artistes, galeristes, collectionneurs, dont, entre autres, Jocelyn Wolf, Isabelle Alfonsi et Stéphane Bérard) et qu’ils ont retranscrites en les analysant selon des critères bien particuliers. On n’avait pas informé les personnes enregistrées qu’elles allaient servir de base à l’exposition et on leur avait demandé de venir pour parler d’une œuvre de leur choix. A partir du matériau récolté, les commissaires se sont livrés à un travail qui relève autant de la linguistique que de la sociologie pour voir comment l’oeuvre s’active dans le discours, comment elle est mise en relation avec d’autres, quelles sont ses propriétés dans la conversation, bref, comment l’œuvre existe autrement que dans sa matérialité. Le tout à l’aide de graphiques et de signes phonétiques qui précisent comment les discours ont été énoncés et sans que les œuvres apparaissent jamais sous leur forme tangible. Tout cela peut sembler vain, un rien prétentieux, mais pour peu qu’on fasse preuve d’un peu de disponibilité et d’ouverture d’esprit, on peut y prendre du plaisir, surtout qu’un bar, situé au cœur de l’exposition, vous accueille et vous propose des boissons, que des médiateurs vous y expliquent gentillement le principe et qu’on peut, confortablement allongé dans un hamac, écouté in extenso les enregistrements plutôt intéressants qui évoquent les œuvres retenues.
Ce n’est pas dans un hamac qu’on visite la petite, mais belle exposition présentée, non loin de là, à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux et intitulée Slow 206h, mais avec une certaine disponibilité car elle a pour thème la lenteur. On y voit donc des œuvres qui prennent leur temps, jouent avec lui et vont à l’encontre de l’accélération de la société d’aujourd’hui pour rejoindre la maxime des sages chinois qui dit : « Ne pas craindre d’être lent, mais seulement de s’arrêter. » Les pièces réunies pour illustrer ce beau propos appartiennent autant à des artistes connus comme Chuck Close (qui présente une vidéo scrutant sous toutes ses coutures le visage d’un designer new-yorkais) ou Jean Dupuy (une installation sonore reflétant un voyage en train entre Paris et Bordeaux) qu’à d’autres qui le sont moins comme Maxime Bondu (la reproduction fidèle d’une veilleuse allumée installée dans une caserne de pompiers en Californie qui brûle sans interruption depuis 1901), Jerémy Laffon (qui utilise des gobelets en carton pour s’inscrire dans la tradition des paysages à l’encre de Chine), Elvia Teoski (un espace impénétrable de fils qui retiennent la poussière), Alexandre Capan (une vidéo hypnotique en noir et blanc qui est toujours à la limite de l’insaisissable et de l’immatériel). Marie-Ange Guilleminot célèbre quant à elle, à l’aide de sérigraphies qui vont du clair à l’obscur, comme un souvenir qui s’efface, un étrange rituel japonais, tandis qu’Emile Laugier propose une pièce qui, à elle seule, résume parfaitement le propos : une chaussure reliée par une ficelle à une poulie motorisée qui se déplace sur du pigment en poudre et parcours la longueur du banc le temps de l’exposition.
–Fröbel Fröbeled et des récits ordinaires, jusqu’au 9 juin à la Villa Arson, 20 avenue Stephen Liégard, 06105 Nice cedex 2 (www.villa-arson.org)
–Slow 206h, jusqu’au 1er juin à l’Espace de l’Art Concret, Château de Mouans 06370 Mouans-Sartoux (www.espacedelartconcret.fr)
Images : Aurélien Froment, Fröbel Fröbeled, 2014 (vue de l’exposition, détail). Courtoisie de l’artiste et des galeries Marcelle Alix (Paris) et Motive Gallery (Bruxelles). Photo : Jean Brasille / Villa Arson ; Grégory Castéra, Yaël Kreplak et Franck Leibovici, Des récits ordinaires, 2014 (vue de l’exposition, détail) Photo : Jean Brasille / Villa Arson ; Emile Laugier, Tire au cul, 1974 / 2014. Bois, mécanisme, chaussure. 50 x 250 x 40 cm. Collection de l’artiste © François Fernandez
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