L’or et la boue, la rentrée des galeries
« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Cette phrase célèbre pourrait s’appliquer à toute création artistique, qui est par nature une opération alchimique, une transfiguration du monde d’ici-bas. Mais elle trouve une résonnance particulière, en cette première rentrée des galeries parisiennes, à travers une série d’expositions d’artistes qui utilisent des matériaux particulièrement banals (ou en tous cas, non nobles) pour nourrir leurs créations. Petit tour d’horizon de ces magiciens du quelconque.
Chez Michel Rein, Franck Scurti présente Spirit of Dunois Street, une exposition faite à partir d’objets récupérés dans la rue où se trouve son atelier. Comme l’explique l’artiste lui-même : « Depuis 2010, j’ai installé mon atelier dans une rue du 13eme arrondissement de Paris, la rue Dunois, d’où je tire ma principale source d’inspiration. C’est ici, dans cette rue, que je trouve ces objets obsolètes ou ces matières dépourvues de valeur, choisis parce qu’ils présentent un certain potentiel, puis je les redéfinis soigneusement, comme des rébus dont il est nécessaire de déchiffrer le sens historique, social. »
Ce détournement d’objets que les gens s’apprêtent souvent à mettre à la poubelle se manifeste surtout à travers une grande installation, The Yellow Suite, dont les éléments ont été conçus indépendamment les uns des autres, mais qui, au final, forment un tout présenté de manière linéaire. The Yellow Suite symbolise, en fait, l’espace d’une journée. Elle s’ouvre et se conclue par un disque en métal jaune, qui symbolise le lever et le coucher du soleil. Entre-temps, on aura vu Yellow Landscape, une peinture à l’huile trouvée lacérée, mais « réévaluée ici par son encadrement », une porte suspendue et grillagée ou une affiche pour une exposition Klimt dont les couleurs sont tellement passées que le « Klimt » du titre fini par devenir « Milk ». On chercherait en vain un sens précis à ce récit non dépourvu d’humour et de fantaisie (ainsi qu’aux autres pièces de l’exposition, comme ce jeu d’échec, You Cannot Loose If You Don’t Play, constitué de morceaux de bitume), mais on est séduit par la poésie et la créativité qui émanent de ces pièces, cette manière si particulière de réveiller le quotidien.
Chez gb agency, Mark Geffriaud présente, lui, une exposition dont le titre dit bien la volonté de se déplacer d’un point à un autre : Les Beaux Jours de A à B. Et la première pièce, placée sur une des portes de l’entrée, est à ce titre explicite. Il s’agit d’un appareil stéréoscopique qui permet de regarder simultanément deux photos de la porte de Mycènes réalisées à 132 ans d’intervalle. La première est d’Edouard-Alfred Martel, qui est l’inventeur de la spéléologie moderne, et la seconde est de l’artiste lui-même, qui a cherché à retrouver exactement le même point de vue que Martel, mais en déplaçant son appareil de 6,5cm, ce qui correspond à l’écart entre deux yeux humains. Or, 6,5cm, c’est aussi la distance nécessaire, dans le stéréoscope, entre les deux images pour reproduire la profondeur qui manque à la photographie…
Cette distance entre les deux yeux de l’être humain, on la retrouve aussi dans un multiple, Bit, qui ponctue le parcours de l’exposition. Il s’agit d’une barre métallique qui permet d’assembler une paire de poignées de porte et sur laquelle deux yeux sont gravés. Comme 6 à 7cm est aussi environ l’épaisseur d’une porte, au déplacement temporel s’ajoute cette fois un déplacement dans l’espace et dans la mémoire, car certains chercheurs ont montré que celle-ci travaillait par segments et qu’il arrivait souvent qu’en franchissant une porte, on passait d’un segment à un autre, au point parfois d’en perdre son idée initiale. Comme le dit justement le texte qui accompagne l’exposition : « En réunissant l’écartement entre deux yeux avec la distance qui sépare deux segments de mémoire lors d’un déplacement, Mark Geffriaud pointe ces quelques centimètres comme la distance nécessaire au croisement d’informations, à leur agencement, à leur substitution et, de fait, à leur transformation. » Et il est vrai que cette superposition d’images ou de segments de mémoire pourtant proches intrigue, parce qu’elle change la réalité et produit un sens nouveau, comme le prouvent aussi les autres pièces de cette exposition, qui trouve une belle réponse plastique à la cohérence et à la justesse de son propos.
David Douard, qui s’est beaucoup intéressé au Lettrisme, travaille le langage et la manière dont il peut se matérialiser dans l’espace. Pour sa première exposition chez Chantal Crousel, Bat-Breath, Battery, après une intervention très remarquée l’an passé au Palais de Tokyo, il envisage l’espace de la galerie comme le récepteur d’une station de radio qui émet en continu des poèmes lus par la chanteuse Princilla Ay Avah. Mais la bouche de celle-ci est entravée par une sorte de bijoux-dentier et les poèmes sont donc déformés, malmenés, au lieu d’être bien dits. Or ce sont justement cette déformation, cet « empêchement » et tous les fluides qui vont avec (salive, postillons, souffle, etc.) qui intéressent David Douard et qu’il se charge de traduire à travers un réseau de fils, connexions, sculptures, dans lequel biologie et science de la communication s’assemblent, à l’issue d’une étrange hybridation. Avouons-le, son travail n’est pas très simple et ne se donne pas à lire facilement. Mais à l’instar de celui d’un Neil Beloufa, avec lequel il partage pas mal de points communs, il est suffisamment intriguant et fort plastiquement pour qu’on cherche à le décrypter.
Plus immédiatement accessible, mais non moins ambigüe est l’oeuvre de Tarik Kiswanson, ce jeune artiste suédois d’origine palestinienne (mais vivant à Paris), dont on avait remarqué le travail lors du dernier Salon de Montrouge (cf https://larepubliquedelart.com/montrouge-un-jeune-salon-sexagenaire/) et qui entre d’emblée dans la prestigieuse galerie Almine Rech. Il s’agit de sculptures en métal, dont les points de soudure ont été volontairement laissés apparents, de manière à leur donner une dimension picturale et à ternir leur surface réfléchissante. Certaines – à notre avis les moins réussies- sont comme des reliefs qui reproduisent des silhouettes, grâce au métal découpé en volume tranchant, et qui changent selon la position du spectateur dans la salle, un peu à la manière de l’art cinétique des années 70. D’autres, comme ces échelles posées au mur ou au sol, ou ces chaises hautes sur lesquelles on aurait peine à s’asseoir, jouent sur le vide et le plein et hésitent entre œuvre d’art et objet utilitaire. Les plus belles enfin sont ces masques en laiton, résultat d’un mélange entre les masques des chevaliers européens et les niqabs métalliques portés par les femmes dans la péninsule arabique jusqu’au début du XIXe siècle. Là, la double origine, à la fois orientale et occidentale, de Tarik Kiswanson prend tout son sens, ces masques, qui font aussi penser aux statues africaines célébrées par Matisse et Picasso, puisent aux racines de l’histoire de l’art et sa pratique toute entière, à la fois menaçante et séduisante, raffinée et impure, pose question.
Enfin, puisqu’on aura beaucoup parlé de sculptures dans cet article (de la boue transformée en or), on pourrait aussi citer l’exposition Masse critique à la galerie Jean Brolly. Là, ce sont tous les états de ce médium qui sont présentés, depuis l’origine gréco-romaine (un buste en marbre), jusqu’à l’immatérialité sublime d’un simple fil de laine tendu dans l’espace de Fred Sandback, en passant, entre autres, par une grande pièce de Michel Verjux composée pour partie d’un cercle noir en volume posé au sol et d’un rond lumineux sur le mur, d’une « définition-méthode » de Claude Rutault et d’une photo de Philippe Gronon représentant la façade à l’échelle 1 d’un coffre-fort avec tant de réalisme qu’on ne sait plus si on est devant une image en volume, une image plane ou même un vrai coffre-fort encastré dans le mur. La preuve, en tous cas, comme le dit là-aussi le texte accompagnant l’exposition, que « la sculpture au XXe siècle a profondément changé notre regard et notre perception de l’espace et qu’elle a permis de mettre fin aux cloisonnements traditionnels entre peinture, sculpture, photographie et autre moyen d’expression. » Au point citant d’aboutir « à la limite du possible, au seuil du rien » (René Denizot).
-Franck Scurti, Spirit of Dunois Street, jusqu’au 26 septembre à la galerie Michel Rein, 42, rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)
-Mark Geffriaud, Les Beaux Jours de A à B, jusqu’au 4 novembre à gb agency, 18 rue des 4 Fils 75003 Paris (www.gbagency.fr)
-David Douart, Bat-Breath, Battery, jusqu’au 10 octobre à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)
-Tarik Kiswanson, No Hard Feelings, jusqu’au 3 octobre, à la galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne 75003 Paris (www.alminerech.com)
–Masse critique, jusqu’au 10 octobre, à la galerie Jean Brolly, 16, rue de Montmorency 75003 Paris (www.jeanbrolly.com)
Images : Franck Scurti, Yellow Suite (courtesy de l’artiste et de Michel Rein Paris/Brussels) ; Mark Geffriaud, Grand-bi, 2015, Installation, Stereoscope wooden box with lens presented on a window, 10 x 18 x 17 cm, Unique piece, Courtesie Mark Geffriaud et gb agency, Paris, Photo Aurélien Mole; David Douard, Bat-Breath. Battery, Exhibition views at Galerie Chantal Crousel, Paris (September 5 – October 10, 2015) Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris © Florian Kleinefenn; Tarik Kiswanson,vue de l’exposition No Hard Feelings, Almine Rech Gallery, Paris, 05.09 – 03.10.15 ©Rebecca Fanuele, Courtesy of the artist and Almine Rech Gallery; Vue de l’exposition Masse critique à la galerie Jean Brolly avec au premier plan, Matière noire et lumière blanche, 2011, de Michel Vejux (dimensions variables), Torse représentant Mercure, Rome, Ier – IIe siècle après J.C., (Marbre, 60 x 30 cm) et, dans le fond, Portrait, 1961, d’Eugène Dodeigne (lave – 72 x 39 x 29 cm) et Coffre-fort n°2, 1991 de Philippe Gronon (Photographie argentique noir et blanc contre-collée sur aluminium – Ed. 1/5 – 50 x 60 cm)
PS : a propos d’œuvres faites à partir de trois fois rien, on pourrait citer l’exposition Jeff Wall que j’ai vue ce matin et qui se tient jusqu’au 20 décembre à la Fondation Cartier Bresson. Car le maître de la photo conceptuelle canadien, ce « Peintre de la vie moderne » selon, là-encore, l’expression baudelairienne, ne s’intéresse, la plupart du temps, qu’à des détails sans importance ou à des petites choses qui, d’ordinaire, ne retiennent pas notre attention. Mais il le fait avec tellement d’intelligence, avec une telle connaissance de l’histoire de l’art et une réflexion si pertinente sur le statut de l’image que ces « trois fois rien » finissent par agir de la même manière qu’un tableau de Poussin ou de Mondrian. Ici, ce sont les Smaller Pictures (« petites images ») qui sont exposées, dont certaines prises avec un téléphone portable, et qui contrastent bien sûr avec les grandes photos en caissons lumineux qui ont fait la réputation de l’artiste. Mais Jeff Wall ne privilégie pas un format plutôt qu’un autre et considère qu’une image n’est jamais terminée, qu’à partir d’un même négatif, on peut arriver à des résultats différents. (Fondation Cartier Bresson, 2 Impasse Lebouis 75014 Paris – www.henricartierbresson.org)
3 Réponses pour L’or et la boue, la rentrée des galeries
Merci de votre article qui nous fait (un peu) moins regretter que la rentrée soit déjà là. J’ai vu aussi chez GB l’intéressant travail de Mark Geffriaud sur la transparence, utilisant du tain posé comme de la buée sur une plaque de verre.
lire les déclaration de Marion Maréchal (nous voilà) Le Pen sur l’art contemporain… à frémir, du Goebbels pur jus
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».
Pour l’or, on verra! Les photos par elles-mêmes ne montrent rien qu’on ait vu ailleurs…
MC
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