Mathieu Cherkit
« Circulation intérieure », tel est le titre de la nouvelle exposition de Mathieu Cherkit qui se tient à la galerie Jean Brolly jusqu’au 15 février : « intérieure », parce que le jeune artiste (né en 82) ne peint quasiment que l’intérieur de la maison qu’il occupe, avec ses parents et ses grands-parents, à Saint-Cloud, et « circulation » parce qu’on y circule d’une pièce à une autre, de la même manière qu’on circule à l’intérieur de ses tableaux qui sans cesse se complètent et renvoient de l’un à l’autre. On pourrait croire, dès lors, qu’on est face à une démarche conceptuelle à la Gregor Schneider qui vise à transformer de multiples façons – et de manière quelque peu schizophrénique – son espace d’habitation, mais il n’en est rien, l’artiste ne se situe absolument pas dans cette lignée. « Si je peins surtout cette maison, explique-t-il, c’est avant tout pour des raisons pratiques, parce c’est la première chose que j’ai sous la main. Il n’y a aucun protocole de ma part, juste le fait que, comme je ne peins pas d’après des photos, mais sur le motif, j’ai besoin de voir les choses que je vais représenter. Mais je ne suis pas le premier à faire cela. De nombreux peintres avant moi, comme Monet ou Matisse, ont essentiellement peint leur intérieur. Dans une maison, tout change, rien n’est jamais pareil en fonction de la lumière, de la saison ou de l’heure de la journée. Et la maison elle-même évolue. Quant au titre de l’exposition, il résulte davantage d’une décision collective que d’une volonté d’affirmer quelque chose. C’est plus l’envie de faire le panorama d’une période donnée, sans chercher à trop guider le spectateur vers un sujet précis ».
Car c’est la peinture, ce combat avec la toile, cette lutte avec la matière, qui intéresse avant tout le jeune homme. Pourtant, rien ne le prédisposait à devenir peintre : il n’était pas né dans une famille d’artiste, même si sa mère l’avait souvent emmené au musée, avait fait des études moyennes et avait même commencé une deuxième année de droit dans lasquelle il s’ennuyait. Avec une déception sentimentale à la clé, il se demandait bien ce qu’il allait faire de sa vie si la peinture, qui le passionnait (il avait commencé par des collages) n’allait apparaître comme un exutoire. Après une année de prépa aux ateliers de Sèvres, il entre aux Beaux-Arts de Nantes où il ne trouve pas complètement sa place au sein d’un environnement où le minimalisme règne en maître. Mais au cours de sa quatrième année d’étude, il a l’opportunité, dans le cadre d’un échange, d’aller en Allemagne, à la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig, où enseignent des peintres comme Neo Rauch, Matthias Weischer ou David Schnell, c’est-à-dire ces peintres qui n’ont jamais rompu avec la tradition figurative, qui ont bénéficié de la technique que l’on acquérait dans les anciennes écoles de l’Est, mais qui ont su la mettre au profit de la modernité. Il ne reste que six mois à Leipzig, n’est même pas en contact direct avec Neo Rauch, mais ces six mois vont avoir une influence déterminante sur son travail. Ils le conforteront dans son plaisir de peindre sans culpabilité, lui donneront le goût de la matière épaisse et granuleuse qui différencie la peinture de la simple fabrication d’une image (d’où les débordements du cadre qui caractérisent encore ses toiles actuelles) et l’amèneront à s’interroger sur la manière de faire une peinture figurative efficace aujourd’hui.
Par la suite, Mathieu Cherkit cherchera à se démarquer de cette école de Leipzig, en particulier en regardant le travail de David Hockney qui a lui-même « protégé » Matthias Weischer. Et du génial peintre anglais, il gardera une même fausse maladresse du trait qui cache une grande virtuosité, un même sens de l’humour un peu pince-sans-rire, un même goût de l’assemblage de couleurs qui ne craint ni la surcharge ni la décoration. Surtout, son vocabulaire de peintre se sera consolidé. Car les éléments de cette maison qu’il peint à l’infini ne sont au fond qu’un répertoire de formes qu’il agence à sa guise et selon des règles d’équilibre chromatique, d’harmonie ou de complémentarité. On voit d’ailleurs dans certaines toiles, comme Bing Bang reproduite ici, des nuanciers qui n‘ont rien de réaliste et qui semblent distribuer la gamme qui sera à la base de la peinture. Dans d’autres toiles, c’est un détail, pas toujours au premier plan, qui donne le motif que l’on retrouvera à plusieurs autres endroits de la composition. Et bien souvent aussi de grands aplats monochromes viennent introduire une part d’abstraction dans le tableau et créer une tension avec les éléments figuratifs qui y sont représentés, comme si, au fond, les différences entre ces deux formes de peinture étaient dépassées. « Renouveler la peinture, pas le sujet », telle est l’ambition de l’artiste.
Mais à la différence d’autres peintres figuratifs qui ont cherché à évacuer le sujet (comme Baselitz, qui l’a renversé pour bien montrer que ce n’était pas ce qui comptait dans son travail), Mathieu Cherkit, lui, reste attaché à la figuration. « Je ne me sentirai pas à l’aise dans cette posture ambigüe », précise-t-il. Une figuration qui est aussi un regard nostalgique et tendre sur une époque (la maison date de la fin du XIXe siècle et elle a été la maison de campagne du compositeur Florent Schmitt) et sur les objets qui s’y trouvent (les pendules de son grand-père, par exemple). « J’aime que l’art soit accessible au plus grand nombre ». Comme disait Matisse, un peintre auquel il se réfère souvent : « la peinture est un divan pour les yeux ». Mais cette figuration n’est pas non plus complètement orthodoxe, car les perspectives y sont tronquées, des objets étranges y sont apportés, des cloisons y sont élevées. De fait, l’artiste reconstruit mentalement la maison familiale, crée des pièces qui n’existent pas réellement, joint entre eux des espaces qui ne sont pas complètement raccord. Une de ses spécialités est aussi d’utiliser deux toiles mises bout à bout pour en constituer une plus grande, à la fois pour des raisons pratiques (une toile de plus de deux mètres ne rentrerait pas chez lui), mais aussi pour apporter des points de vue différents d’un même lieu, un peu comme dans le cubisme où un même sujet est vu simultanément sous des angles différents (Hockney, en hommage au cubisme, a aussi utilisé cette technique).
Il faut donc se méfier de cette peinture trop simple pour être honnête, trop immédiate pour ne pas cacher des arrières plans secrets. D’ailleurs Mathieu Cherkit glisse souvent des indices qui laissent penser que des choses moins anodines que celles auxquelles on pourrait d’abord croire se sont passées ici. Mais sur l’auteur du délit, on ne sait plutôt rien. Car la figure humaine est le plus souvent absente de ces toiles. Elle apparaît, toutefois, dans les dernières, mais sous la forme d’une main qui fume ou d’un corps en partie caché. Et lorsqu’on la voit entièrement, elle paraît un peu figée, mécanique, comme un objet au milieu d’autres. Peut-être parce qu’il est plus difficile de tricher avec l’expression humaine et qu’elle serait, pour le moment, trop expressive pour le jeune homme. Il préfère s’en tenir aux objets et aux lieux, plus interchangeables, plus discrets, mais aussi plus trompeurs…
–Circulation intérieur, du 9 janvier au 15 février 2014 à la galerie Jean Brolly, 16 rue de Montmorency, 75003 Paris (www.jeanbrolly.com)
Images : Mathieu Cherkit, Bing Bang, 2013, huile sur toile, 200×380 cm ; Poisson vert, 2013, huile sur toile, 130×97 cm ; La Descente, 2013, huile sur toile, 40×40 cm
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