Pierre Huyghe ou l’exposition en soi
Je dois l’avouer : jusqu’à présent, je n’étais pas très sensible à l’art de Pierre Huyghe. Ann Lee, la figure de manga abandonnée dont il avait racheté les droits avec Philippe Parreno pour lui donner une nouvelle vie (No Ghost Just a Shell), n’avait pas suscité chez moi la même pamoison que chez bon nombre de mes contemporains. Blanche Neige Lucie, la vidéo qu’il avait réalisée avec l’actrice qui avait été utilisée pour doubler Blanche Neige et qui faisait un procès aux studios Disney parce qu’elle n’avait pas perçu les droits que lui ouvrait son interprétation, ne m’avait pas plongé dans des abîmes de réflexion sur la question de l’identité et du droit d’auteur. Les néons qui commençaient par « Je ne possède pas », comme celui qui est placé à l’entrée du Musée d’Art moderne de la ville de Paris, et qui sous-entendaient que l’art n’appartenait pas à l’artiste, mais qu’il était à la disposition du public, ne remettaient pas en cause chez moi le statut de l’œuvre tel qu’ils en avaient l’intention. Il n’y avait que L’Expédition Scintillante, son exposition en trois actes présentée à Bregenz, en Autriche, que je n’avais pas vue, mais dont j’avais vu beaucoup d’images qui me semblait impressionnante : basée sur un roman inachevé de Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, elle présentait un bateau sculpté dans la glace et qui fondait pendant la durée de l’exposition en subissant les variations climatiques (pluie, neige, brouillard) décrites par le personnage du roman, un light-show psychédélique sur une musique d’Erik Satie et une patineuse qui faisait sur la glace des figures abstraites.
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La patineuse, le light-show et un tas de glace (reste du bateau fondu ?) subissant lui-aussi les intempéries se retrouvent dans la rétrospective de l’artiste qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou. Mais ils sont entourés de bien d’autres choses, toutes aussi étranges et surprenantes : une sculpture de femme couchée dont la tête est entourée d’un essaim d’abeilles (rassurez-vous, elle se trouve dans une extension des salles d’exposition ouverte sur l’extérieur, ce qui fait que les abeilles ne sont enfermées dans le musée), un lévrier dont la patte est teinte en rose et qui arpente l’exposition (il a deux fourrures posées au sol à sa disposition), un homme (son maître ?) qui marche de long en large avec parfois un masque lumineux sur le visage, un autre à tête de faucon, des aquariums avec des araignées de mer, des crabes et un bernard l’hermite qui habite la Muse endormie de Brancusi, des fourmis et même d’autres araignées qui sont censées tisser leurs toiles dans les angles des cimaises. Bref tout un bestiaire surréaliste auquel est immédiatement confronté le visiteur, dont le nom même est annoncé par un aboyeur placé à l’entrée de l’exposition. Mais comment se fait-il alors que ce qui laissait indifférent précédemment devienne ici un fascinant spectacle ? Sans doute parce que les formes se répondent, se heurtent, se confrontent comme dans un rêve éveillé. Jusqu’à présent, Pierre Huyghe s’intéressait aux rituels, aux célébrations, comme on peut le voir dans sa vidéo Streamside Day, qui montre une coutume inventée pour célébrer la naissance d’un village situé au nord de New York, ou dans The Host and the Cloud, qui a été filmée à partir d’expériences « live » (exorcisme, séances d’hypnose, sexualité de groupe) durant trois jours au Musée des Arts décoratifs. Mais depuis quelque temps, il a introduit dans son travail un aspect organique, la nature même (ou plutôt la manière dont elle intervient sur la matière). Ce qui fait que l’exposition a son rythme propre, sa propre unicité, qu’elle existe presque pour elle-même (elle est d’ailleurs installée, comme nichée, dans les cimaises de l’exposition Mike Kelley qui l’a précédée). Le spectateur y entre comme par effraction, comme « témoin » d’un monde qui existe en dehors de lui. On peut être profondément agacé par cette proposition et la rejeter en bloc mais on ne peut nier son étonnant pouvoir de séduction, sa force plastique, l’irrésistible sentiment d’étrangeté qu’elle suscite.
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Reste une question : les œuvres deviennent-elles plus lisibles à la faveur de cette confrontation ? Non, et le mystère est volontairement préservé par leur auteur qui préfère semer le trouble chez le spectateur qu’éclairer sa lanterne (même si certaines pièces finissent par trouver une signification : le lévrier, par exemple, à côté d’un tas de pigment rose, peut être lu comme une référence à la peinture classique espagnole où des lévriers étaient représentés pour leur allure noble et hiératique). Et une autre : un tel type d’exposition entièrement fermée sur elle-même, d’où le spectateur est en partie exclu (le contraire du « show » à l’américaine) et qui existe en dehors du temps et de l’espace qui lui sont impartis (la sculpture avec l’essaim d’abeilles, par exemple, avait été conçue pour le dernière Dokumenta de Cassel et avait été entretenue depuis) n’est-il pas le contraire d’un art généreux, qui fait appel à l’autre et qui a besoin de l’autre pour exister, qui relève de cette esthétique relationnelle dont parlait Nicolas Bourriaud dans les années 90 et à laquelle Pierre Huyghe était lui-même associé ? On peut se poser la question, sans forcément y apporter de réponse. On peut aussi se dire que cette manière de penser l’exposition est un signe des temps qui fera date et qu’il sera difficile d’oublier à l’avenir.
-Pierre Huyghe, jusqu’au 6 janvier au Centre Pompidou, galerie Sud (www.centrepompidou.fr)
Images : Untilled, 2011–2012 Site : espèces animales et végétales, objets manufacturés et minéraux, Durée et dimensions variables, Vue d’exposition, Kassel, 2012 Courtesy de l’artiste ; Galerie Marian Goodman, New York /Paris ; Esther Schipper, Berlin. Commandé et produit par la documenta (13) avec le soutien de CIAC, Colección Isabel y Agustin Coppel, Culiacan, Mexique ; Fondation Louis Vuitton pour la création, Paris ; Ishikawa Collection, Okayama, Japon.Crédit Photographique : © Pierre Huyghe © Adagp, Paris 2013 ; Zoodram 4, 2011, Ecosystème marin vivant, aquarium, masque en résine de La Muse endormie (1910) de Constantin Brancusi, 134,6 x 99,1 x 76,2 cm. Collection Ishikawa, Okayama, Japon. Courtesy Pierre Huyghe ; Galerie Marian Goodman, New York ; Esther Schipper. Photo : © Guillaume Ziccarelli © Adagp, Paris 2013
PS: Suis retourné voir l’exposition aujourd’hui, dimanche 13 octobre, vers 15h30. Beaucoup de monde et beaucoup d’enfants qui s’approprient un peu l’espace, ce qui est bien, mais aurait aussi un peu tendance à virer au luna-park. En revanche, pas de chien à la patte rose, pas de patineuse ni d’homme à tête de faucon, bref tous ces éléments qui participent à l’étrangeté de l’expo. Après m’en être inquiété auprès d’un gardien, on m’a dit qu’ils étaient bien là, mais en pause. Je suis resté presque une heure, mais ils n’ont toujours pas réapparu. J’espère qu’il ne s’agit en effet que d’une longue pause et que le Centre Pompidou ne pratique pas une politique à deux vitesses, avec des vernissages où tout est en place et des jours d’exposition où les choses sont visibles une fois sur deux.
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