Quand art rime avec science
L’art et la science, un vieux compagnonnage qui date de la Renaissance, à l’époque où les artistes cherchaient à comprendre le monde et où les beaux-arts à proprement parler n’étaient qu’un outil parmi d’autres dans cette quête (cf les expériences en tous genres de Léonard de Vinci). C’est pour prolonger cet éternel dialogue que le Palais de Tokyo a choisi de présenter, dans le cadre de sa saison Histoires naturelles1, l’exposition Le Rêve des formes, qui a été réalisée avec le Fresnoy, Studio national des arts contemporains de Tourcoing, à l’occasion de son vingtième anniversaire. D’après les commissaires, Alain Fleischer, directeur du Fresnoy, et Claire Moulène, commissaire au Palais de Tokyo, celle-ci « entend questionner les points de rencontre entre la recherche en art et la recherche scientifique autour de la manière dont ceux-ci repensent, aujourd’hui, leur rapport au vivant et s’interrogent sur les formes que peut prendre la matière, inanimée ou vivante, à l’échelle de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand ». Vaste programme et qui se traduit par des résultats pas toujours totalement évidents, mais la plupart du temps passionnants.
L’exposition est construite en deux mouvements dont la transition est signifiée par un film de Fabien Giraud et Raphaël Siboni qui montre la scène d’un théâtre qui s’est vidée après la défaite du champion d’échecs Garry Kasparov contre la machine IBM Deep Blue. Dans le premier, la matière vivante se métamorphose, évolue, flirte avec les mondes animal, minéral et végétal. On y voit, entre autres, des œuvres de Mimosa Echard, de Michel Blazy, de Dora Butor, mais surtout une incroyable installation d’Hicham Berrada, réalisée avec Sylvain Courrech du Pont et Simon de Dreuille. Elle a constitué à modéliser en 3D une salle du Palais de Tokyo et, à l’aide d’un système très complexe de sable et d’eau que l’on découvre au détour d’un couloir, à simuler un paysage de dunes en perpétuelle mutation. Filmé par une minuscule caméra et projeté en temps réel sur un mur de cette même salle, on a vraiment l’impression que le centre d’art appartient au passé et qu’il a été envahi par le sable…
Dans le second, l’humain, déjà absent du premier, mais encore présent par sa trace, a complètement disparu et ce sont des êtres mutants, des créatures mi-homme, mi-machine qui y apparaissent. Là, ce sont des œuvres de Bertrand Dezoteux, de Sylvie Chartrand de SMITH &Antonin-Tri Hoang qui sont présentées et on retrouve avec plaisir la série de photos Polygon de Julian Charrière, qu’il a déjà montrées dans sa galerie parisienne, Bugada & Cargnel. Réalisées en Russie, sur un ancien site d’essais nucléaires aujourd’hui désaffecté, elles ont été mises en contact, au moment du développement, avec un peu de sable radioactif que l’artiste avait prélevé subrepticement sur ce même site. Et du coup, de grosses taches sombres, aussi belles qu’inquiétantes, apparaissent à leur surface. Jouant tout autant sur leur séduction que sur le danger qui y est présent, elles donnent ainsi à voir le site lui-même et la trace tangible des effets de la radioactivité.
Pendant la Renaissance, les artistes prenaient souvent exemple sur l’Antiquité, mais ne cherchaient pas à se l’approprier ou à en faire l’objet d’une culture patrimoniale. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’est née l’archéologie, cette « science du commencement », qui a permis de merveilleuses découvertes, mais aussi les pillages les plus éhontés pour remplir les musées et raconter une nouvelle histoire de l’humanité. L’exposition qui se tient au Centre Pompidou, dans la Galerie 0, l’espace prospectif du musée, réunit des artistes dont la pratique est toujours en lien avec l’archéologie. Mais sous le commissariat de Marcella Lista, elle s’intitule « Anarchéologie », en référence à Foucault, qui inventa ce mot lors de ses cours au Collège de France, où il prolongeait sa célèbre Archéologie du savoir. C’est-à-dire qu’à l’instar du philosophe, elle entend « dénouer savoir et position de pouvoir, une posture qui interroge à part égale les discours dominants et les discours autres ».
Pour ce faire, elle invite des artistes qui tiennent un discours très critique sur cette notion d’archéologie. Oliver Laric, par exemple, qui recrée des statues anciennes, mais à l’aide des technologies d’aujourd’hui, comme la reproduction 3D, et met ainsi à mal la notion d’unicité et de copyright. Ali Cherri, qui, entre autres dans sa vidéo The Digger, montre à quel point les pratiques d’excavation et de délocalisation sont contraires au sens même et à l’existence des sites archéologiques. Amina Menia, qui dans une installation très pertinente mêlant archives, photos et dessins, aborde le tabou de l’Histoire coloniale en Algérie : elle raconte comment un artiste officiel fut chargé, au moment de l’Indépendance, de faire disparaitre une statue érigée au cœur d’Alger à la gloire du colonialisme. Plutôt que de la détruire, celui-ci préféra la camoufler, se disant que ce n’était pas à lui de juger et qu’il préférait laisser aux générations à venir le soin de se faire leur propre idée du passé. Mais avec le temps, le camouflage s’est fissuré et a laissé apparaître la statue initiale…
Parmi toutes ces démarches, une des plus passionnantes est sans doute celle de Christodoulos Panayiotou qui montre, entre autres, une mosaïque intitulée « Mauvaises herbes », qui a déjà été présentée à la Biennale de Venise, en 2015, où l’artiste représentait Chypre, son pays d’origine. Elle est née d’un long travail d’observation sur les mosaïques mises au jour sur le site archéologique de Kourion et à nouveau enfouies de manière à être préservées dans les meilleures conditions. Christodoulos Panayiotou a répertorié les mauvaises herbes qui étaient apparues suite à cette opération et a fait reproduire, selon les techniques traditionnelles, la mosaïque, mais en y incluant les herbes incongrues. Il s‘agit donc d’un déplacement, d’une réplique à l’identique, mais qui inclut aussi le poids du temps et fait passer la pièce d’un registre à un autre. L’artiste, qui a une formation de danseur, associe l’archéologie à la danse classique, qui ont vu le jour à la même époque. Il fait danser, d’ailleurs, tous les jours de l’exposition, un extrait du ballet La Bayadère, La Mort de Nikyia, qu’il a chorégraphié lui-même, d’après Rudolf Noureev, qui avait remonté ce ballet alors qu’il se savait mourant. Et de cette mise en perspective tragique, il a tiré une performance, Dying on stage, qu’il a déjà donnée dans de nombreux endroits (dont le Centre Pompidou) et qui, à travers une programmation de vidéos qui va Callas à Dalida, exprime toutes les difficultés qu’on rencontre à représenter la mort sur scène. Longues séries de digressions, de déplacements autant chorégraphiques que symboliques, qui prouvent la profondeur et la richesse conceptuelle du travail de cet artiste, sur lesquelles nous ne manquerons pas de revenir.
1La saison comporte aussi une exposition originale sur les « Dioramas », ces formes d’art nées elles-aussi au XIXe siècle, à travers lesquelles on voit et qui anticipent, d’une certaine manière, le principe du cinéma et une présentation du travail de Gareth Nyandoro, un jeune artiste originaire du Zimbabwe, qui est le résident du Sam art Projects et qui, en détournant les boîtes des bouquinistes que l’on trouve sur les quais, a réalisé une très belle intervention sur les interactions sociales dans l’espace public.
–Le Rêve des formes, jusqu’au 10 septembre au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com)
–Anarchéologie, jusqu’au 11 septembre au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
Images : Vue de l’exposition « Le rêve des formes », Palais de Tokyo (14.06 – 10.09.2017), avec l’installation d’Hicham Berrada. Photo : Thomas Lannes ; Ali Cherri, The Digger, 2015, vidéo numérique HD, 16 /9, couleur, sonore, arabe et pashto, 24 mn, Fonds régional d’art contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur ; Christodoulos Panayiotou, Mauvaises herbes, 2015, mosaïque, pierres naturelles, base en bois, 330 x 230 x 6 cm, collection Nouveau Musée national de Monaco
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