Rebecca Warren, Mildred Thompson, Christine Safa: redécouvertes et confirmation
Très célèbre en Angleterre, Rebecca Warren l’est beaucoup moins en France. Pourtant, elle est de la génération des Young British Artists, les Damien Hirst, Tracey Emin ou Sarah Lucas qui ont commencé à exposer dans les années 90. Et comme eux, elle a fait ses études au fameux Goldsmiths College de Londres. Mais alors qu’ils se tournaient vers les pratiques conceptuelles, les installations ou les assemblages, Rebecca Warren, elle, a préféré des techniques de sculptures plus traditionnelles comme le modelage, puis la fonte en bronze, et ne s’est jamais détournée de la figure humaine, même si son travail n’est pas rigoureusement figuratif. Au début, son œuvre a déconcerté une partie du public, qui y a vu une trahison de l’idée de progrès prônée par ses camarades de classe et des références trop marquées à des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, comme La Petite Danseuse de Degas ou des œuvres d’Umberto Boccioni. Mais petit à petit, de son propre aveu, elle s’est émancipée, a trouvé sa véritable voie, qui ne doit rien à personne et se constitue au cours de la réalisation. Au point qu’elle est aujourd’hui unanimement reconnue, pour sa pratique dense et complexe, dans laquelle la matière joue un rôle de premier plan et où la théorie s’estompe pour laisser place à la matérialité et à la présence plastique des oeuvres.
C’est parce qu’elle s’inscrit dans cette grande tradition de la sculpture que la Fondation Giacometti l’a invitée, dans le cadre de son programme contemporain (Douglas Gordon et Sophie Ristelhueber, entre autres, l’ont précédée), à dialoguer avec les œuvres de son illustre ainé. C’est un artiste qu’elle a découvert très jeune, par la reproduction d’un dessin de bouquet de fleurs, dont elle admirait beaucoup certaines œuvres (en particulier les œuvres surréalistes comme la Boule suspendue), mais qui n’a pas eu une influence directe sur son travail. D’ailleurs, elle n’a pas cherché à comprendre les raisons qui l’ont poussé à concevoir telle ou telle pièce ni véritablement son questionnement profond, mais a préféré établir des liens formels, des choses qui se découvrent dans l’espace d’exposition, des similitudes qui résultent presque de la chance ou du hasard. C’est ainsi que pour la salle principale, elle a choisi la Grande Femme II de 1960, en bronze, la Femme au chariot de 1943, en plâtre, pour les mettre en regard avec deux sculptures qu’elle a réalisées spécialement pour l’exposition et qui sont deux grandes femmes, en bronze également, et sur des chariots, dont l’une reprend la posture de la Petite Danseuse, tandis que l’autre, dotée d’une troisième main (c’est l’aspect fantastique de son travail) fait écho aux attaches des bras de la sculpture impressionnante du maître des lieux. Sur ce bronze subsistent des traces de peinture, car une des caractéristiques de Rebecca Warren est de peindre le bronze pour lui enlever de son caractère massif et lui donner plus de légèreté.
Dans une autre salle, la Boule suspendue est confrontée à une pièce plus ancienne de l’artiste britannique, qui renvoie à la fois au dessinateur Robert Crumb et à une photo d’Helmut Newton et souligne le caractère éminemment sexuel de l’ensemble. Dans une autre, il est fait référence à Jean Genet qui disait que les œuvres de Giacometti s’adressaient surtout aux morts. Dans une autre encore, le célèbre Chat de l’artiste est mis en regard avec The Cat Stays in the Picture, une œuvre humoristique de Rebecca Warren, qui est faite d’une sorte de collage d’objets et qui est révélatrice d’une autre facette de sa pratique (parallèlement aux sculptures épaisses, denses, charnues, elle réalise des œuvres avec des objets trouvés ou d’autres, minimales et géométriques, qui prouvent bien la difficulté qu’il y a à l’inscrire dans une catégorie ou une autre). Enfin, dans le cabinet d’art graphique, elle constitue une vitrine à partir de restes de son atelier, faisant ainsi un renvoi à la reconstitution de l’atelier de Giacometti, qui ouvre le parcours de la fondation.
Dans un texte du catalogue, Fergal Stapleton écrit : « L’impulsion initiale de chacune des œuvres de Warren est obscure, informe, dispersée dans la matière et la pensée. La réalisation de ses sculptures n’est précédée d’aucun schéma que celles-ci devraient ensuite illustrer ou incarner. La logique de l’art est celle de la découverte de l’art, qui commence par la logique d’oser scruter son propre chaos intérieur afin d’en extraire une forme signifiante. » Cette définition pourrait tout autant s’appliquer à Giacometti, c’est dire l’intérêt de les confronter.
On connait mal aussi Mildred Thompson, cette artiste afro-américaine née en 1936 et morte en 2003, que la galerie Lelong expose pour la première fois à Paris, alors qu’elle est déjà présente dans de nombreux musées des Etats-Unis. Pourtant, dans les années 80, elle a vécu dans la capitale française et ce séjour a eu une influence déterminante sur son travail. Il lui a permis, en effet, d’aller plus loin dans sa recherche sur la lumière que, comme les phénomènes naturels et cosmiques, elle cherche à traduire à travers un langage visuel moderniste. L’exposition s’intitule d’ailleurs L’Appel de la lumière, du nom de deux petits collages qu’elle a réalisés à Paris et présente les œuvres sur papier qui appartiennent à cette même période, ainsi que celles qui ont été faites immédiatement après son départ de la France (et une sculpture d’une esthétique très différente). On y voit une œuvre énergique et puissante, qui fait parfois penser à Kandinsky, mais se distingue surtout par un usage très sensuel et très subtil de la couleur, qui donne à l’ensemble un caractère de fête et de célébration.
Sensuel, le travail de Christine Safa, que l’on avait découvert lors d’une sélection réalisée par Etel Adnan pour la galerie Levy Gorvy, l’est assurément. Car cette jeune artiste franco-libanaise, qui appartient à un groupe très soudé de peintres plus ou moins figuratifs récemment sortis des Beaux-Arts (avec, entre autres, Nathanaëlle Herbelin et Jean Claracq), joue sur le souvenir, l’impression, qu’elle retranscrit ensuite à l’atelier dans des toiles aux couleurs chaudes, mates, méditerranéennes, et dans des motifs évanescents qui restent souvent indéfinissables. Dans l’exposition qu’elle propose chez Lelong -la galerie qu’elle vient d’intégrer- et qui est donc présentée en parallèle de celle de Mildred Thompson, elle reprend ces variations qui sont le plus souvent des paysages dans lesquels le ciel, la terre et la mer se superposent et s’imbriquent, en fonction de la lumière, au point qu’on a du mal à les différencier. Mais elle y introduit la figure humaine, en particulier celle de son compagnon, Nathan, peintre également, qui apparait de manière hiératique, comme une ombre, un fantôme, une figure antique, la réminiscence d’un temps qui a existé mais qui n’apparait plus que de manière fugace. « J’appréhende mes peintures comme des hommages, des fragments de souvenirs, ce qui reste », dit Christine Safa. Ce qui reste ici est une série de toiles et d’aquarelles que l’on ressent physiquement, comme des zones d’ombre sacrée dans lesquelles on voudrait se réfugier, l’été, lorsqu’il fait très chaud, et où la mémoire a laissé sa trace.
-Alberto Giacometti/Rebecca Warren, ASensitiv, jusqu’au 2 juillet à l’Institut Giacometti, 5 rue Victor Schoelcher 75014 Paris (www.institut-giacometti.fr). Un catalogue est publié pour l’occasion avec un très intéressant entretien de Rebecca Warren par Françoise Cohen (112 pages, 24€)
Mildred Thompson, L’Appel de la lumière, et Christine Safa, La Forme rêvée d’une forme vue, jusqu’au 13 juillet à la galerie Lelong, 38 avenue Matignon et 13 rue de Téhéran 75008 Paris (www.galerie-lelong.com)
Images : Vues de l’exposition ASensitiv Rebecca Warren photos Fondation Giacometti ; Mildred Thompson Luminosities, 2002 Aquarelle sur papier 35,5 x 50,5 cm © The Estate of Mildred Thompson / Courtesy Galerie Lelong & Co; Christine Safa, Nathan (Venise), 2023 Oil on canvas 65 x 62 cm © Courtesy the artist & Galerie Lelong & Co
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