Vincent Gicquel: « Ecce Homo »
Longtemps resté dans l’ombre, le travail de Vincent Gicquel connait, depuis plusieurs mois, une reconnaissance particulière. On l’a vu au printemps dernier à la foire Art Paris, puis, au début de l’été, dans un doublé rennais (cf https://larepubliquedelart.com/louest-du-nouveau/), à la fois en solo, pour un ensemble de grandes aquarelles à la Criée et dans l’exposition de groupe Debout, présentation d’une partie de la collection Pinault au Couvent des Jacobins (le fait que François Pinault ait acheté plusieurs œuvres de l’artiste n’est évidemment pas pour rien dans cette soudaine médiatisation). Il expose cet automne pour la première fois dans la prestigieuse galerie berlinoise Carlier-Gebauer et sa galerie mère, Thomas Bernard-Cortex Athletico, qui l’a initialement montré à Bordeaux, lui consacre une mini-rétrospective en le confrontant à des Fétiches Vaudou.
Il faut dire que l’oeuvre de ce surfeur au regard clair a pris du temps avant de trouver son expression exacte. Lorsqu’il commence à produire, au début des années 2000, Vincent Gicquel, qui a le sentiment que le conceptualisme a atteint ses limites et que la seule alternative est « soit de se suicider, soit de renaître à partir de ce qui existe déjà », trouve ses références du côté de la peinture allemande et, en particulier, du côté de l’Ecole de Leipzig, dont la figure emblématique, Neo Rauch, revient à la figuration en revisitant le réalisme soviétique enseigné dans les écoles d’Allemagne de l’Est, avant la chute du Mur. Comme lui, il peint des ouvriers au travail avec une technique très virtuose, mais chez lui, l’ouvrier est le peintre lui-même et c’est dans son propre atelier qu’il évolue. Mais il ne se satisfait pas de cette peinture bien faite (« On n’est pas là pour faire de la bonne peinture », précise-t-il), de cette technique trop assurée. Un jour qu’il achève une toile sur laquelle figurent encore ces personnages aux traits bien dessinés, apparaît une forme, plutôt presque une non-forme, que l’on peut associer soit au dessin d’enfant, soit à la « bad painting ». Et quinze jours plus tard, il a complètement abandonné les éléments réalistes façon « Ecole de Leipzig » pour savourer complètement cette régression, ce retour à des formes primaires qui marque aussi une évolution importante dans son rapport au spectateur, puisque, pour la première, ses personnages lui font face, l’interpelle d’une certaine manière.
Mais au bout d’un moment, il se lasse aussi de ce qui lui semble une facilité. « Faire du dessin d’enfant après Picasso, c’était aussi avoir cinquante ans de retard », explique-t-il. Il passe alors à une phase intermédiaire, qui consiste à faire une peinture kitsch assumée, essentiellement de chiens, mais aussi d’autres animaux, et qui aurait pu donner lieu à tous les malentendus si elle avait été beaucoup montrée (son galeriste ne la présente véritablement qu’aujourd’hui, où elle fait sens dans l’ensemble du travail). « Il s’agissait d’être à la limite, précise Vincent Gicquel, de faire une peinture à la fois naïve et kitsch, mais que seul un vrai peintre, néanmoins, pouvait réaliser. L’idée était de briser les codes, d’aller à chaque fois un peu plus loin. » Et l’important était surtout le regard de ces chiens ou de ces autres bestioles, un regard profond et sincère et qui allait lui permettre de revenir à l’humain.
Car c’est de ce regard qu’est née la dernière période du travail de l’artiste, celle qui vaut reconnaissance aujourd’hui (mais en fait, dans toute son œuvre, les éléments étaient déjà en germe et se sont développés progressivement ; il n’y a pas eu de ruptures bien nettes, comme chez Picabia). Cette période, c’est celle du petit bonhomme, issu du dessin d’enfant et qui pourrait très bien être sorti d’une bande dessinée. Un petit bonhomme qui apparaît dans sa condition première, c’est-à-dire nu, chauve et bedonnant, à la fois comme un vieillard et comme un bébé. Il n’y a rien à cacher ici, et surtout pas les sexes, qui apparaissent souvent protubérants, envahissants, voire provocants, mais sans que cela confère une dimension érotique aux toiles. D’ailleurs, les personnages y vont souvent par deux, dans des situations qui peuvent sembler équivoques. « Mais j’ai beau m’interroger, explique Vincent Gicquel, et explorer mon inconscient, je n’y vois pas de dimension homosexuelle, je ne me projette jamais dans des rêves érotiques avec des hommes. En fait, je crois que cela relève davantage d’une certaine mégalomanie et que c’est moi et moi que je mets en scène, le peintre et celui qu’il peint, l’artiste et son modèle, comme dans une mise à distance. D’ailleurs je ne peins que des hommes, parce que j’en suis un et qu’il n’y a que cela que je connais vraiment. Ma devise est : « Connais-toi toi-même ! » C’est le seul moyen véritable d’aller vers l’autre ».
Car ce qui l’intéresse au fond, et ce qui l’a toujours intéressé, c’est l’homme, l’individu, l’humanité toute entière. Et si cette dernière période de son travail le satisfait pleinement, c’est parce qu’on y trouve les éléments qui apparaissent comme les plus importants à ses yeux, c’est-à-dire la posture, le regard et les coulures qui symbolisent pour lui tout autant l’histoire de l’art que le temps qui passe. Dans les toiles de Vincent Gicquel, les personnages se livrent à des activités que l’on ne comprend pas bien, mais ils ont l’air contents, ou parfois en souffrance, ou parfois simplement gênés d’être surpris dans leur condition humaine, on ne sait pas bien. En fait, ils passent le temps – un peu comme les clowns d’Ugo Rondinone, dans Vocabulary of solitude, qui sont associés chacun à une activité quotidienne – et ne sont pas mécontents de le passer ainsi. Il a aussi du Beckett dans cette absurdité satisfaite, un élan de vie qui s’oppose toujours à l’angoisse de la mort, une sorte de Sisyphe heureux. D’ailleurs de nombreux cœurs, des étoiles et des murs peints aux couleurs de l’arc-en-ciel parsèment les toiles. Comme s’il fallait toujours signifier que le désespoir était joyeux, comme si la catastrophe annoncée n’était au fond ni si imminente, ni si difficile à supporter…
Si l’on cite Beckett, c’est parce que le peintre, grand lecteur, est nourri de ces philosophes pessimistes qui ont fait de leur désespoir le moteur de leur œuvre et l’ont chargé d’une énergie positive. Thomas Bernhard, en particulier, qui, selon lui, « montre l’insupportable pour montrer que l’art, justement, peut le rendre supportable ». Ou Nietzsche qu’il représente non sans humour, d’ailleurs, dans certaines de ses toiles. Dans l’exposition à la galerie Thomas Bernard, il n’y a pas de communiqué de presse, mais une sélection de livres, dont ceux bien sûr du grand maître autrichien, au côté de recueils de Cioran. Pour Vincent Gicquel, ils constituent un fondement théorique, des « frères d’armes », quelque chose qui inspire son travail tout autant qu’il le justifie. Et il aime que les champs ne soient pas balisés, qu’on passe d’un livre à un tableau, d’une idée à une couleur.
Comme il aime que ses toiles soient confrontées à d’autres œuvres, d’une toute autre provenance. C’est ce qui se passe actuellement dans cette galerie (même si l’idée n’est pas de lui, mais des galeristes eux-mêmes), où les quelques toiles qui retracent sa carrière sont mises au regard de fétiches vaudou issus de la collection de Jean-Jacques Mandel, venant tous -ou presque- du Bénin et ayant tous des vertus bienfaitrices. Le parti-pris peut sembler à première vue surprenant, puisque Vincent Gicquel n’a pas de goût particulier pour les fétiches vaudou, mais il se révèle judicieux, parce qu’on y trouve une même présence, un même retour à des formes essentielles, une même affirmation. Et parce qu’il peut s’avérer très utile de mettre en parallèle deux cultures, d’avoir recours à des chemins détournés pour revenir à l’essence d’une œuvre.
-Vincent Gicquel + Fétiches Vaudou, jusqu’au 22 décembre à la galerie Thomas Bernard-Cortex Athletico, 13 rue des Arquebusiers 75003 Paris (www.galeriethomasbernard.com)
-Images : vues de l’exposition Vincent Gicquel + Fétiches Vaudou avec, 1, une toile de 2017 (Roc) au premier plan et une toile de 2012 (Mammouth) au fond, 2, une toile de 2006 (Bœuf) et, 3, des toiles de 2014 (Chien au geai) et 2015 (Chien de chasse au collier). Photos: Rebecca Fanuele
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