de Patrick Scemama

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La République de l'Art
A Paris, l’été

A Paris, l’été

Cette fois, ça y est, les vacances sont bien là. La Capitale est désertée, les galeries ont baissé leur rideau et, pour les amateurs d’art contemporain, l’heure est à la disette. Mais il reste les musées qui sont ouverts tout le temps et, pour ceux qui sont obligés de rester à Paris au mois d’août (ou qui ont choisi de le faire), nous avons sélectionné deux expositions qui se tiennent d’ailleurs à quelques centaines de mètres l’une de l’autre.

La première est celle qui a lieu à la Bourse du Commerce à la Pinault Collection. C’est la première exposition dont le commissariat est assuré par Emma Lavigne, la nouvelle directrice, et elle s’intitule Une Seconde d’éternité, d’après l’œuvre de Marcel Broodthears, qui reprend une expression de Baudelaire et qui se résume à un film d’une seconde au cours duquel les initiales de l’artiste, « MB », apparaissent fugitivement. En fait c’est toute la question du temps qui est au cœur de cette exposition, du temps qui se rétracte et qui s’étire, que l’on voit passer ou que l’on oublie, et surtout de la présence et de l’absence, des choses qui se présentent pour mieux disparaître aussitôt, à l’image de cette signature du trublion belge.

Mais elle aurait pu tout aussi bien s’intituler : « Hommage aux artistes des années 90 », car ce sont eux qui fournissent l’essentiel des œuvres réunies ici.  Autour de Rudolf Stingel, de Sherrie Levine et de Liz Deschenes, entre autres, on y retrouve d’abord l’immense Felix Gonzalez-Torres, avec son Untitled (Go-Go Dancing Platform), ce célèbre praticable de format carré, entouré d’ampoules lumineuses, sur lequel un go-go dancer en slip argenté, avec un casque sur les oreilles, vient danser, cinq minutes par jour, sans qu’on ne sache jamais quand. Et plus loin, dans son dialogue avec celle qui fut sa grande amie et complice, Roni Horn (cf Lire l’art – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).

Mais une des vedettes de l’exposition est Annlee, cette figure de manga japonais dont un groupe d’artistes apparus à l’aube du XXIe siècle (Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, essentiellement) acheta les droits pour la faire revivre et lui donner un autre statut (« No Ghost just a Shell », « pas un fantôme juste une coquille »). Cette silhouette mélancolique et sans identité propre est au centre de la vidéo que Pierre Huyghe présenta à la Biennale de Venise et qui interroge notre rapport à la fiction et dans la vidéo de Dominique Gonzalez-Foerster qui était présentée jusqu’à la fin juillet à l’Auditorium et qui la mettait en scène en scène dans une situation où elle retrouvait enfin sa langue maternelle (Annlee in Anzen Zone, 2001).

Mais elle est surtout présente dans l’immense installation que Philippe Parreno a conçue pour la Rotonde et qui reprend la vidéo qu’il avait conçue autour d’elle, Anywhere Out of the World. Là, sur un écran géant, elle apparait de temps à autre, de même qu’est activée une performance de Tino Sehgal au cours de laquelle de jeunes actrices incarnant le rôle d’Annlee interviennent et apostrophent le public, brouillant ainsi la frontière entre la réalité et la fiction. Et à ce dispositif savant s’ajoute encore, dixit le livret qui accompagne l’exposition : « un ensemble de scénarios possibles dont les visiteurs constituent l’une des variables et qui est mis en place par des acteurs non-humains : un bioréacteur réagissant à son environnement (température, bruit, humidité) dirige les lumières, les sons, le mouvement de la Rotonde, tandis que le dispositif Echo (Danny in the Street), produit en collaboration avec la musicienne Arca, le sound designer Nicolas Becker et une intelligence artificielle réagissant aux datas biométriques et climatiques, habite l’espace sonore de façon diffuse ».

Bref, tout un arsenal technologique qui a pour but d’inviter les visiteurs à envisager « d’autres formes d’intelligence, de communication, de rapport au temps », et qui se révèle certes spectaculaire, mais totalement dénué d’émotion. Et en voyant dans l’exposition d’autres œuvres de Parreno, comme le si touchant film qui reproduit la chambre que Marylin Monroe occupa à l’Hôtel Waldorf-Astoria, dans les années 50, peu de temps avant sa mort, on mesure à quel point ces artistes, très courtisés par les mécènes et les institutions, se sont laissés dépassés par la technologie, ont mis en place des dispositifs où le savoir-faire scientifique prend le pas sur la dimension humaine et la sensibilité, quitte à se couper du grand public. Comme Pierre Huyghe, dans l’installation totalement hermétique présentée l’an passé à Arles (UUmwelt) ou Dominique Gonzalez-Foerster, dans la pièce qui est proposée dans la présente exposition et qui la met en scène dans l’apparence de Maria Callas, sous la forme d’un hologramme que l’on aperçoit après un périlleux parcours dans une chambre noire (œuvre certes moins sophistiquée sur un plan technologique, mais qui nécessite un dispositif complexe pour un résultat bien décevant).

Bien plus simple et aussi bien plus poétique est l’exposition que présente Tatiana Trouvé, elle aussi par ailleurs tres présente dans la Collection Pinault, au Centre Pompidou. Dans cette monographie, intitulée Le Grand Atlas de la désorientation, la subtile artiste d’origine italienne a privilégié le dessin qu’elle pratique avec une virtuosité confondante et qui est, avec la sculpture, l’autre pendant de son travail. Et elle en a réuni un certain nombre, qui vont de 2005 à nos jours, et qui appartiennent à différentes séries comme Les Dessouvenus (expression bretonne désignant les personnes qui perdent la mémoire), Intranquillity ou Remanence. Mais elle ne s’est pas contentée de les accrocher sur des cimaises, au contraire, elle a laissé ouvert les 800 m2 de la galerie du 1er étage et a suspendu les dessins dans les airs, en les collant l’un contre l’autre et en les accrochant à des hauteurs différentes. Ce sont de grands dessins, marouflés sur toile, parfois décolorés à l’eau de javel et sur lesquels courent des lanières de cuivre. Ils se rapprochent (ou font le lien) avec la sculpture qui est présente à d’autres endroits de l’exposition. Et comme Tatiana Trouvé a aussi dessiné le sol comme une étrange constellation qui évoque les différentes manières de se déplacer et d’habiter le monde et qu’elle a plongé le tout dans une lumière tamisée qui contraste avec l’extérieur et crée un climat d’entre-deux, propre à la somnolence, c’est à une immersion qu’elle convie le spectateur, un parcours onirique dans lequel il finira effectivement par être « désorienté ».

Tout l’art de l’artiste est là, dans ces espaces où la figure humaine n’est jamais présente, mais où on trouve partout sa trace, où l’on ne sait jamais si l’on est face à des ruines ou face à des constructions en devenir, où les plans se démultiplient jusqu’à brouiller totalement les repères. Et ce qu’on a devant les yeux relève-t-il du rêve ou de la mémoire ? Chez Tatiana Trouvé, l’incertain est la règle, ce qu’elle appelle l’intranquillité ou l’ambiguïté. Et l’on reste stupéfait par la maîtrise technique, l’inventivité, l’assurance du trait, la qualité plastique des œuvres. D’ailleurs, si on en doutait, il suffirait de regarder la série de dessins, From March to May, qu’elle a produite pendant le premier confinement, qu’elle a passé seule avec son chien, dans son atelier, et qui est présentée au début de l’exposition. Il s’agit de dessins réalisés sur des unes de journaux du monde entier, elle est donc intervenue sur des pages déjà imprimées et c’est tout son univers mental, sa psyché, son quotidien comme son monde secret, qui se superpose à la marche du temps et de l’actualité. Intime et universelle, à la fois dehors et dedans, ainsi va cette exposition, somptueuse à bien des égards et qui est une des plus marquantes qu’on aura vues ces derniers temps.

Une Seconde d’éternité, jusqu’au 26 septembre à La Bourse du Commerce, Pinault Collection (www.pinaultcollection.com)

-Tatiana Trouvé, Le Grand Atlas de la désorientation, jusqu’au 22 août au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

images: 1, Untitled” (Go-Go Dancing Platform), 1991, vue de l’exposition Une seconde d’éternité, Bourse de Commerce © Estate of Felix Gonzalez-Torres (Photo : Aurélien Mole); 2, Echo2, 2022 (détail / detail), vue de l’exposition Une seconde d’éternité, Bourse de Commerce © Philippe Parreno (Photo Florent Michel); 3. Tatiana Trouvé Il mondo delle voci, de la série Les Dessouvenus, 2022 Crayons de couleur, eau de Javel et cuivre collé sur papier marouflé sur toile 260 x 400 x 5 cm Courtesy Gagosian Gallery © photo : Florian Kleinefenn © Adagp, Paris, 2022 ; 4, vue de l’exposition, photo Bertrand Prévost

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