de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Agnès Thurnauer, à travers le langage

Agnès Thurnauer, à travers le langage

Double actualité pour Agnès Thurnauer, cette artiste fascinée la question du langage et la manière dont on peut l’habiter (cf http://larepubliquedelart.com/agnes-thurnauer-ecriture-plurielle/): au Musée de l’Orangerie, où elle a installé, de manière pérenne, ses « Matrices chromatiques » sur lesquelles on peut s’asseoir pour regarder les œuvres à l’entour et à la galerie Michel Rein où, en plus de Matrices, elle présente une série de peintures qui parlent de transition et de migration. L’exposition, qui devait ouvrir fin octobre, sera enfin visible à partir de samedi.

-A l’Orangerie, vous présentez des « Matrices », c’est-à-dire des moules de lettres qui deviennent sculptures et sur lesquels on peut s’asseoir. Comment sont-elles arrivées dans votre travail ?

-Pour moi qui me suis toujours intéressée à la question du langage et qui l’ai toujours intégré à la peinture, les « Matrices » sont nées d’un désir de sortir de la planéité d’un tableau et de trouver une manière de le lire en trois dimensions. Mais mes premières tentatives en ce sens –des lettres en volume en mousse – ne me parlaient pas et ne prolongeaient pas du tout les questions qui m’intéressaient dans le tableau. C’est en les moulant et surtout en libérant la lettre comme espace, comme potentialité et circulation, que j’ai eu le sentiment d’être dans la continuité de mes enjeux picturaux. Et très vite, je me suis rendu compte que les questions d’échelle, de rapport au corps, qui sont aussi au cœur de mes préoccupations (puisque je travaille aussi bien les petits formats, qui se lisent presque comme des livres que les très grands, dans lesquels le corps est littéralement pris) pouvaient s’adapter à ces matrices et que celles-ci, en fonction de la taille, n’avaient plus la même fonction : les Matrices que je présente à l’Orangerie sont celles sur lesquels on peut s’asseoir et donc qui induisent un rapport au corps, au fait qu’on puisse rentrer à l’intérieur de la sculpture et observer les tableaux qui sont autour d’un point de vue particulier.

-Elles ont donc non seulement un statut d’oeuvre d’art, mais aussi un statut utilitaire ?

-Oui, tout à fait. Mais comme j’avais souhaité avec mes badges qui féminisaient le nom des artistes hommes faire en sorte que les œuvres sortent du musée (puisque j’en avais fait une édition illimitée, en petits formats, que l’on pouvait porter sur un vêtement), j’ai voulu qu’une partie de ma production échappe à la numérotation, à la pièce unique, pour aller vers la sculpture fonctionnelle. En travaillant pour l’Orangerie, j’ai aussi beaucoup pensé à Franz West, que j’avais pu rencontrer à la galerie Hussenot, dont je connais bien le travail et qui lui-aussi avait, à côté de ses pièces uniques, des pièces faites en série comme les chaises ou les canapés, qui sont une autre manière d’habiter l’œuvre que je trouve intéressante.

-A l’Orangerie, toutefois, ces Matrices forment un mot…

-Oui, c’est le mot « Chromatiques ». En fait, au départ, c’est Cécile Debray, la directrice du Musée de l’Orangerie, qui souhaitait que j’installe des Matrices comme des îlots d’assise dans le bâtiment pour faire écho aux Nymphéas de Monet et parce qu’elle avait le sentiment qu’on y est absorbé dans l’espace du langage de la même manière que le corps est pris par ces incroyables pentures à 360°. Et elle m’a demandé de choisir un mot composé par ces différentes lettres. Dans le contexte, le mot « chromatiques » m’a semblé aller de soi. Mais il faut préciser qu’alors que les petites Matrices (Matrices au sol) reprennent souvent tout l’alphabet, les Matrices assises constituent un mot choisi par le collectionneur ou l’institution.

-Il y aura aussi des Matrices dans l’exposition que vous présentez cette semaine chez Michel Rein…

-Oui, mais dans d’autres matériaux, car une des particularités de ces pièces est de pouvoir se décliner en différents matériaux. Ce n’est pas quelque chose que j’ai cherché d’emblée, mais c’est le travail qui me propose des états sur lesquels je m’arrête en me disant : « Tiens, est-ce qu’il ne serait pas  bon d’en rester là ? » Les premières Matrices devaient être dans une matière qui imitait le plâtre. Et un jour, en allant à la fonderie, j’ai vu l’aluminium et j’ai été fascinée par les possibilités réfléchissantes de ce matériau. J’ai donc demandé au fondeur de tout arrêter –ce qui l’a contrarié, car il avait déjà tout planifié- et j’ai gardé l’aluminium. Mais j’ai aussi voulu le brosser, ce qui est manière de rajouter une écriture sur ces lettres.
Pour Ivry-sur-Seine, j’ai eu la commande de Matrices en bronze représentant les vingt consonnes de l’alphabet qui seront installées au printemps prochain dans l’espace public. Et en arrivant à la fonderie, une nouvelle fois, j’ai eu un choc en voyant le laiton non brossé et non patiné, qui était exactement pour moi la couleur des Annonciations italiennes. J’ai alors absolument voulu faire une pièce qui garde cette picturalité primitive de l’or. Mais je ne la voulais pas « genrée », puisque dans l’Annonciation, l’Ange annonce à Marie qu’elle va avoir un fils. J’ai donc réalisé ce qui représente pour moi cette scène essentielle du Nouveau Testament, mais avec le génome XXY, c’est-à-dire un génome ouvert, et c’est cette pièce qui est montrée chez Michel Rein.

-La question de la transition et de la migration est celle qui charpente l’exposition ?

-Oui, à la fois sur un plan conceptuel et sur plan plastique, parce qu’il y a aussi, par exemple, trois tableaux de la série « Big-Big et Bang-Bang » qui est une série qui traverse tout mon travail et qui fait surgir des formes anthropomorphes, qui jouent sur l’intérieur et l’extérieur, le vide et le plein, et qui font vraiment écho aux Matrices, à la lettre en creux. Et l’exposition tourne autour de la question de la migration, de la transition dans l’espace et dans l’identité, en particulier grâce à de nouvelles pièces que j’ai réalisées spécialement pour l’occasion et qui m’ont été inspirées par la lecture d’Un appartement sur Uranus, le livre de Paul B. Preciado, qui est un des essais qui m’a le plus impressionnée ces derniers temps. En fait, à partir de ce texte, j’ai eu envie de revisiter les portraits de Matisse qui sont considérés comme ceux de l’éternel féminin, mais en m’arrêtant sur des portraits qui ne sont justement pas très féminins et dans lesquels le genre est laissé ouvert. J’ai donc réalisé trois portraits que j’appelle « portraits-ventriloques » et dans lesquels des fragments du texte de Preciado sont comme la voix intérieure de ces visages habités par la prise de testostérone, de ce que cela modifie dans le corps, etc.

-L’exposition s’appelle La Traverser. Pourquoi ?

-En fait, au départ, je pensais à une phrase de la chanson de Gainsbourg, 69, Année érotique : « ils s’aiment et la traversée durera toute une année ». Mais je craignais que cela soit trop connoté et que cela ouvre sur de fausses pistes. Je me suis limitée à la « traversée », en référence au travail de l’atelier, à ce que représente le fait de se lancer dans un tableau sans savoir exactement où cela va nous mener, comment on va s’en sortir. Et j’ai voulu mettre le verbe au substantif, parce que cela ne concerne pas seulement l’expérience du peintre, mais aussi celle de la vie et du langage. Que l’on traverse.

-Agnès Thurnauer, La Traverser, jusqu’à la fin janvier à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)

Images : Agnès Thurnauer : vues de l’exposition La Traverser à la galerie Michel Rein, Paris, 2020_Courtesy of the artist and Michel Rein, Paris Brussels (1 et 3); vue de l’installation des Matrices chromatiques au Musée de l’Orangerie (2). Photos: Florian Kleinefenn

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