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La République de l'Art
Ali Cherri ensorcelle « Le Barrage »

Ali Cherri ensorcelle « Le Barrage »

Lors de la dernière Biennale de Venise, où il a obtenu le Lion d’argent, Ali Cherri a présenté une installation vidéo qui était constituée de rushes d’un film qu’il venait de tourner. Ce film, Le Barrage, qui est le troisième volet d’une trilogie qu’il qualifie de « tellurique », parce qu’essentiellement inspirée par les éléments (l’eau, la terre, le feu), a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes quelques semaines plus tard. Après avoir été montré dans de nombreux festivals un peu partout dans le monde, il sort en salles cette semaine.

L’action se passe au Soudan, pendant la révolution qui a abouti à la démission du président Omar El-Béchir. Là, un ouvrier, Maher, coupé de sa famille, travaille dans une briqueterie à proximité d’un impressionnant barrage sur le Nil. Lui-même ne participe pas à la révolution, on ne sait même pas s’il se sent vraiment concerné, mais les informations lui parviennent par le biais d’un poste de radio ou par la télévision qui les diffusent en continu. Deux temps se superposent : celui immémorial de la fabrication traditionnelle de briques (et le film insiste précisément sur les gestes qui la composent et qui sont vraisemblablement les mêmes depuis la construction des pyramides) et celui de l’action, de la violence qui est en train se produire et qui seule est capable de faire bouger les choses.

Lorsqu’il ne travaille pas à la briqueterie où il est payé une misère, ou qu’il ne se rend pas en ville pour soigner une blessure qu’il a dans le dos et dont on ne connaît pas l’origine, Maher va dans le désert proche en empruntant une moto à un de ses amis. Là, au milieu de la nature et des animaux (dont un chien avec lequel il entretient des rapports paradoxaux), il construit une sorte de monstre en terre, comme un Golem qui sortirait des ténèbres pour défier le monde. Une nuit, le monstre semble devenir vivant, comme la créature de Frankenstein, et soudain échapper à l’autorité de Maher. Mais la pluie va se mettre à tomber et faire disparaitre cette chose dont on ne sait pas si elle a vraiment existé ou si elle est le fruit de l’imagination (et par là le moyen de s’évader) de son créateur.

Il ne se passe pas grand-chose dans le film d’Ali Cherri qui, au départ, n’était pas envisagé comme un long métrage de cinéma, mais plus comme un film d’artiste, à l’instar des deux précédents courts métrages de sa trilogie, The Disquiet et The Digger. Mais tout ce qui s’y passe prend une valeur singulière et devient révélateur de ce qui pourrait s’apparenter à une libération ou à une quête spirituelle. D’ailleurs la fiction, par le biais de l’étrangeté, s’y immisce peu à peu. A tel point que le réalisateur Bertrand Bonnello (auteur entre autres du film sur Saint-Laurent) a été invité à participer à l’écriture du scénario.

Mais surtout il est révélateur des obsessions et des sujets de prédilection de cet artiste né à Beyrouth et qui a grandi au moment où la guerre faisait rage dans son pays. D’abord par la question des territoires de violence, qui hante son travail depuis le début, et qui le fait scruter tous ces lieux où celle-ci se manifeste, de manière manifeste ou sourde, surtout lorsque les pays envisagent de réécrire leurs récits historiques. Puis celle de l’étrangeté, qui flirte avec le surréalisme, et fait de l’œil et du regard un thème qui revient régulièrement (il y a ce plan si beau où Maher regarde fixement la caméra avant de laisser couler ses larmes et celui où il croise le regard d’une chouette à l’arrière d’une voiture). Puis celle de la blessure qui prend sa source dans l’histoire personnelle de l’artiste (il a eu lui-même pendant l’enfance une maladie qui lui a laissé une cicatrice très profonde, qu’il percevait comme le lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur), mais qui est aussi la conséquence de la violence et qui trouve une traduction plastique dans les sculptures qu’Ali Cherri réalise parallèlement à ses vidéos. Enfin, il y a celle de la boue, de cette boue qui permet de construire et de conserver sur des durées très longues, qui ensevelit et protège les vestiges, mais qui peut aussi, sous la pression de l’eau, se dissoudre, se défaire et les révéler…

Pour toutes ces raisons, Le Barrage est un film hypnotique, qui pose plein de questions, ouvre de nombreuses pistes, sans forcément apporter de réponses. Il faut s’y laisser porter, comme dans cette eau qui est au cœur de tous les enjeux stratégiques et dans laquelle le personnage principal finit par se fondre. Avec ses longs plans séquences écrasés par la lumière, la musique planante de ROB qui souvent suspend le tout, l’incroyable charisme de son acteur principal, Maher El Khair, qui est un véritable briquetier et qui fait preuve d’un naturel confondant, il mène le spectateur, au-delà de la guerre, du sang et des cadavres que l’on retrouve parfois dans le Nil, vers une lumière qui est peut-être synonyme de paix, de sérénité et de réconciliation.

Le Barrage d’Ali Cherri, mercredi prochain en salles

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