de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Artistes et artisans

Artistes et artisans

On a trop souvent dénoncé les collusions douteuses entre le luxe et l’art pour ne pas en faire l’éloge, lorsqu’elles aboutissent à des résultats de qualité, où le second n’a pas pour seule vocation de faire valoir le premier. C’est ce qui passe à la Fondation Hermès, cette fondation qui œuvre dans la discrétion, en soutenant les arts plastiques et le spectacle vivant, et qui essaime un peu partout dans le monde sans chercher à se mettre systématiquement en avant (elle n’ambitionne pas, par exemple, de constituer une collection qu’elle montrerait dans un lieu emblématique et les endroits où elle propose des expositions, comme La Verrière de Bruxelles, située à l’arrière de son magasin, restent de proportions modestes). Parmi toutes ses activités, la Fondation Hermès propose à de jeunes artistes vivant en France de faire des résidences dans les manufactures dont elle dispose essentiellement sur le sol national. Et elle charge trois artistes, plus avancés dans la carrière, de les sélectionner. Ainsi, pendant quelques mois, les jeunes pousses vont se confronter à des techniques et à des secteurs artisanaux (la tannerie, la cristallerie, l’orfèvrerie, etc.) qu’ils ne connaissent pas la plupart du temps et qui vont les amener à enrichir et à élargir leur pratiques. Toutes les œuvres qu’ils produiront pendant la résidence seront réalisées en deux exemplaires : un qui restera à leur disposition et un autre qui sera la propriété de la Fondation et qui sera présenté lors d’expositions.

L’exposition Les Mains sans sommeil, qui se tient, justement,  en ce moment, au Palais de Tokyo, est le fruit de trois ans de résidence. Neuf artistes y montrent les pièces qu’ils y ont réalisées, en lien avec des pièces de production plus personnelle. C’est Gaël Charbeau qui a été chargée d’en assurer le commissariat et il dit avoir voulu mettre l’accent sur les liens entre les artisans « qui sont des passeurs de gestes guidés par le savoir-faire » et les artistes « qui sont des inventeurs de formes traversés par le laisser-faire ». « Au fil de nos divers échanges avec les artistes et les artisans qui participent au programme des résidences au sein des manufactures Hermès, poursuit-il, j’ai pu remarquer à quel point la communication “non verbale”, c’est-à-dire les gestes et les postures, était essentielle à la transmission des savoirs et des émotions. L’exemple le plus immédiat, le plus frappant, est certainement celui de la cristallerie Saint-Louis où – en raison du bruit – les maîtres verriers ne peuvent pas utiliser la parole pour communiquer dans la halle des fours. Tout visiteur est aussitôt saisi par la précision des attitudes et des regards que les artisans échangent, dans une forme de chorégraphie suspendue au temps de façonnage du cristal ardent. »

Fondation d'entreprise Hermès

On y voit donc, entre autres,  le travail de Clarissa Baumann, une jeune artiste sélectionnée par Ann Veronica Janssens, qui a été en résidence chez Puiforcat à Pantin et qui est partie d’une simple cuillère en argent pour l’allonger à l’aide des artisans, jusqu’à la réduire à un simple fil qui devient l’objet d’une performance et qui témoigne de cet effacement de la matière qui lui est cher. Ou celui de Lucia Bru qui a séjourné à la Cristallerie de Saint-Louis et en a extrait des dizaines de petits cubes qu’elle a ensuite polis et sablés pour les mêler à de petits prismes en céramiques et constituer un « amas minéral fantomatique », qui dit « l’instabilité physique des êtres et des choses ». Ou encore celui d’Anastasia Douka, sélectionnée par Richard Fishman, qui a résidé chez le fabricant de chaussures John Lobb et qui a interrogé les 105 ouvriers de la manufacture pour réaliser 105 paires de chaussures simples, mais qui reflètent leurs goûts et leurs personnalités. Toutes les propositions n’ont pas la même pertinence ou la même force plastique, mais toutes font preuve d’originalité et surtout montrent comment une véritable création artistique peut trouver sa place au sein de ce que l’on nomme « l’industrie du luxe ». De ce point de vue, cette rencontre entre l’art et la tradition artisanale, noblesse du geste d’un côté et liberté de l’acte créatif de l’autre, se révèle fructueuse et mérite largement d’être poursuivie.

Sidival Fila - Galerie Poggi, Paris 6S’il est un artiste qui aurait pu être en résidence dans une des manufactures Hermès (de préférence textile), c’est bien Sidival Fila, qui occupe actuellement les cimaises de la galerie Jérôme Poggi. Car le travail de ce plasticien hors du commun est basé sur des tissus précieux ou ordinaires qu’il récupère et plisse partiellement et de manière plus ou moins large, avant de les coudre entre eux, d’un seul fil régulièrement piqué dans la toile avec une régularité quasi mathématique. Ces tissus sont généralement monochromes ou bien tachés, mais comme par accident. En tous cas, ils restent dans le domaine de l’abstraction pure et ne donnent lieu à aucune diversion anecdotique. Outre le fait qu’il s’agit d’un geste de couture assez rare chez les artistes hommes de sa génération (il a plus de cinquante ans), son oeuvre n’est pas sans rappeler le spatialisme de Manzoni, de Fontana et de toute cette école italienne des années soixante, mais aussi des tentatives de tissage et d’assemblage plus contemporaines, comme celles que l’on a beaucoup vues, cette année, à la Biennale de Venise (on pense en particulier à Sheila Hicks).

Sidival Fila Metafora Bordeaux- 2012- Galerie Poggi, Paris 04Parmi les tissus que Sidival Fila récupère (c’est à se demander s’il ne s’est pas choisi un pseudo, tant son nom semble coller à sa pratique), certains proviennent de vêtements liturgiques. Car notre artiste est aussi moine – c’est ce qui fait toute sa singularité –et il dirige le monastère franciscain San Bonaventura de Rome. En fait, ce brésilien d’origine est venu en Italie à l’âge de 23 ans pour y étudier la peinture et la sculpture, mais plus que Michel-Ange ou Le Bernin, c’est Dieu qu’il a rencontré dans la ville éternelle et il a décidé de se consacrer entièrement à la vie religieuse. Pendant dix-huit ans, il a donc été absent de la scène artistique, et ce n’est que depuis 2006, qu’il a repris une activité dans ce domaine, activité qui a été couronnée par plusieurs expositions, dont une au Fresnoy de Tourcoing (Sidival Fila a aussi vendu plusieurs de ses œuvres à des collectionneurs américains et européens, mais il reverse l’intégralité de l’argent récolté à des œuvres caritatives). Du coup, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le caractère spirituel de son travail, qui, même hors contexte, revêt un caractère obsessionnel  qui fait penser à des pratiques chamaniques. Bruno Racine, l’ancien président du Centre Pompidou, dit que son travail  est « profondément spirituel sans pour autant délivrer de message théologique relevant de l’ascèse mais débouchant sur la jubilation ». Quant à l’historien d’art Dominique Païni, qui est pour beaucoup dans sa découverte et qui est en partie responsable de la présente exposition, il indique : « S’il m’était permis d’avancer une hypothèse sur l’éventuel message de ces œuvres absolument abstraites, j’insisterais sur la puissance qui en émane : celle de l’acte humain qui consiste à panser, à rédimer un monde en danger d’effondrement, de dévastation, emporté par un chaos matériel tout autant que métaphysique ». Réconfortante et salvatrice : voilà une vision du monde à laquelle l’art contemporain ne nous a pas souvent habitués.

 

Les Mains sans sommeil, résidences d’artistes de la Fondation d’entreprise Hermès, jusqu’au 7 janvier au Palais de Tokyo, 13 avenue de Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com).

-Sidival Fila, jusqu’au 13 janvier à la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg, 75004 Paris (www.galeriepoggi.com). Une oeuvre monumentale de l’artiste est aussi présentée jusqu’à la fin janvier à l’Eglise Saint-Eustache.

 

Images : 1 /Lucia Bru (Movidas), 2017 (1er plan, au sol), Clarissa Baumann, Cuillère – livre, 2016 (arrière-plan) ; 2/ Lucie Picandet (mur), Anastasia Douka (sol), Célia Gondol (suspension), Lucia Bru (sol), Io Burgard. Vues de l’exposition Les Mains sans sommeil, une exposition des artistes en résidence de la Fondation d’entreprise Hermès, 2017. Palais de Tokyo, Paris. Photos Tadzio ; 3 et 4/ vues de l’exposition Sidival Fila, Galerie Jérôme Poggi, Paris, 2017

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