de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Petrit Halilaj, de l’enfance à l’histoire

Petrit Halilaj, de l’enfance à l’histoire

Il y a toujours une forme de légèreté dans le travail de Petrit Halilaj, cet artiste que l’on n‘a pas encore beaucoup vu en France, alors qu’il est très présent sur la scène internationale, et qui montre actuellement sa seconde exposition personnelle à la galerie Kamel Mennour, Abetare (Fluturat). Une légèreté liée à l’enfance, cette période de la vie qu’il semble particulièrement chérir et où il trouve l’essentiel de son inspiration. Mais une légèreté qui ne rime pas avec insouciance, car il est né en 1986, au Kosovo, juste avant la chute du communisme, et il a donc connu toutes les tensions politiques et culturelles qui ont ravagé son pays dans les années qui ont suivi. Ainsi, lorsqu’il a présenté Poisened by men in need of some love au Wiels de Bruxelles, il a reconstitué les animaux taxidermisés qui se trouvaient précédemment au Musée d’histoire naturelle de Pristina, un musée auquel il était très attaché et qui avait été complètement détruit pendant les conflits, mais il l’a fait avec la terre et les matériaux de son pays, afin d’interroger la question d’identité nationale (il avait déjà fait venir des m3 de terre du Kosovo pour un stand à la Foire de Bâle). De même, lorsqu’il a exposé à la Kunsthalle de Saint-Gall, en Suisse (Who does the earth belong to while painting the wind ?), il a reproduit les bijoux que sa mère avait enfouis dans le jardin, avec ses dessins d’enfants, pour les mettre à l’abri, mais à une toute autre échelle et avec les gravats de sa maison, saccagée entre-temps par la guerre. Enfin, lors de sa précédente exposition, à la galerie Kamel Mennour, Yes but the see is attached to the Earth and it never floats in space. The stars would turn off and what about my planet? (on notera l’extrême poésie des titres de ses expositions, tirés d’un journal qu’il tient régulièrement), il avait évoqué la figure de son arrière-grand père, un intellectuel pacifiste assassiné au début du XXe siècle, mais sous la forme d’un cheval haut de plusieurs mètres et semblant surgir d’un lac de couleur rose.

2Car chez Petrit Halilaj, on passe sans cesse de l’engance à l’âge adulte, de l’intime à l’universel, du privé au public, de la petite à la grande histoire. Tout son travail, que l’on pourrait qualifier de conceptuel et qui entretient aussi des liens très forts avec le « Land art » et « l’Arte Povera » (il a fait ses études en Italie), est basé sur des souvenirs personnels, des rêves, des situations vécues, mais qui n’ont jamais rien d’anecdotique et qui s’inscrivent clairement dans le champ du politique. Il est proche, de ce point de vue, de plusieurs artistes de cette génération qui proposent une réflexion profonde sur les mutations qui s’opèrent en ce moment dans le monde, mais qui n’hésitent pas à révéler les éléments privés qui l’ont fait naître. Et l’on pense en particulier à Danh Vo, qui, comme lui, a connu la guerre et l’exil et qui garde un lien très fort avec sa famille (en l’occurrence son père). Ce même Danh Vo l’avait d’ailleurs invité dans la sublime exposition collective, Slip of the Tongue, qu’il avait réalisée, il y a deux ans, dans le musée de François Pinault, à Venise, et ils ont aussi pour point commun d’aborder directement, à travers leurs œuvres, le thème de l’identité en général et de la différence sexuelle.

La présente exposition parisienne, Abetare (Fluturat) , a pour thème l’école, une période fondamentale pour la formation de l’enfant et pour la vie de tout individu. Il s’agit en fait d’une variation d’une exposition qu’il avait présentée, en 2015, à une plus vaste échelle, au Kunstverein de Cologne. Au rez-de-chaussée sont placardées, comme un papier-peint, les pages du livre dans lequel il a appris à lire, Abetare. A l’époque, il habitait dans un village à la campagne et l’apprentissage de l’albanais apparaissait presque comme une résistance à l’oppression et au massacre du gouvernement serbe (rappelons que, pendant la guerre des Balkans, plus d’un million d’Albanais du Kosovo ont été chassés par les Serbes vers l’Albanie, la Macédoine et  Monténégro voisins). A la lettre « p », apparaît d’ailleurs un personnage appelé « Petrit » qui joue avec des poules, un animal que l’artiste aime beaucoup et qu’il a souvent dessiné. Et sur une autre page, on peut voir un garçon qui façonne des fils métalliques pour former de lettres.

17Ce sont aussi des fils métalliques que Petrit Halilaj a façonnés pour réaliser la grande installation qu’il montre  au sous-sol. Il s’agit cette fois de dessins qui, pendant plusieurs générations, ont été gravés sur les tables de l’école qu’il a vraiment fréquentée et qu’il reproduit en volume et en leur donnant une dimension spectaculaire. Les tables et les bancs sont aussi présentées, où l’on peut chercher les originaux (lors de la rénovation de son école, il a réussi à récupérer les vieilles tables et les bancs qui s’y trouvaient). Dans un enchevêtrement un peu chaotique, ce sont alors tous les motifs que l’on trouve habituellement sur ce genre de supports qui sont représentés et que chacun, à un moment ou à un autre de son existence, a été amené à graver : des plus triviaux (des sexes en érection) aux plus communs (les nom de footballeurs célèbres), en passant par des fleurs, des messages d’amour, des dates, etc. Mais dans le contexte du Kosovo, on trouve aussi les acronymes des forces militaires qui opéraient alors dans le pays, comme la KFOR (Kosovo Force) ou des représentations détaillées de pistolets et d’armes à feu et, dès lors, ce qui n’apparaissait que comme une simple énumération des préoccupations enfantines prend une toute autre signification.

7 (1)A la même époque se tient dans la récente galerie londonienne de Kamel Mennour une autre exposition de Petrit Halilaj qui découle, elle, de sa participation à la dernière Biennale de Venise, où il a reçu une mention spéciale (Do you realise there is a rainbow even if it’s night !?). Là ce sont des papillons de nuit géants réalisés à l’aide de sa mère et avec des tapis et des tissus kosovars, qui sont accrochés au mur, ainsi que des dessins. Des papillons pour lesquels l’artiste a toujours éprouvé une fascination particulière et qu’il passait des heures à chasser, enfant, dans sa maison natale. Des papillons, aussi, que l’on retrouve à la lettre « f » du livre de lecture présenté à Paris (en albanais : Fluturat) et qu’il dessinés sur certaines pages. L’enfance, le pays, l’histoire : décidément, chez Petrit Halilaj, tout converge dans une même forme légère, poétique, presque joyeuse, mais qui sous des couverts anodins, voire humoristiques, masque les blessures les plus profondes.

 

– Petrit Halilaj, Abetare (Fluturat)  jusqu’au 27 janvier à la galerie Kamel Mennour, 6 rue du Pont de Lodi, 75006 Paris. L’exposition Do you realise there is a rainbow even if it’s night !?, elle, se tient jusqu’au 4 janvier à Londres, au 51 Brook Street, Mayfair. (www.kamelmennour.com)

 

Images : Petrit Halilaj, : vues de l’exposition « ABETARE (Fluturat) », kamel mennour (6 rue du Pont de Lodi), Paris, 2017 – 2018 © Petrit Halilaj Photo. archives kamel mennour (1,2,3) ; Vue de l’exposition /« Do you realise there is a rainbow even if it’s night!? », kamel mennour (51 Brook Street), London, 2017 – 2018 © Petrit Halilaj Photo. archives kamel mennour Courtesy the artist and kamel mennour Paris/London (4)

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