Au bonheur de l’artistique et de l’utilitaire
On connait mal le CEAAC (Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines), ce lieu d’art de Strasbourg situé dans un quartier qui fait tampon entre le centre historique et l’université. Il s’est installé au milieu des années 90 dans le bâtiment de l’entreprise Neunreiter, qui vendait, depuis la fin du XIXe siècle, des porcelaines, faïences, poteries, verreries, luminaires et autres articles de ménage (et qui appartient toujours à la famille). C’est un bâtiment Art nouveau, qui témoigne, pour l’époque, d’une véritable francophilie dans la capitale alsacienne occupée et qu’on ne trouvait généralement que dans le privé (les monuments officiels relevaient davantage d’un style néo-classique). Construit par l’architecte Ferdinand Kalweit, il s’élève sur trois niveaux, percés de baies vitrées et de larges vitrines sur cour, avec un puits central soutenu par une structure reposant sur des poteaux de fonte et deux escaliers hélicoïdaux en fer forgé. A l’intérieur, le décor a été confié à Adolphe Zilly, qui a réalisé aussi une fresque florale pour le plafond du premier étage.
Pendant de longues années, donc, la vocation de ce lieu était le commerce d’objets utilitaires et le stockage. Et c’est à cette vocation que la nouvelle directrice, Alice Motard, et Joël Riff, qui vient d’être nommé commissaire de la Verrière Hermès de Bruxelles, ont voulu rendre hommage. Ils ont installé dès l’entrée un portrait de Mme Salomé Neunreiter, la fondatrice de l’entreprise, et intitulée l’exposition Au bonheur, à la fois en référence au roman d’Emile Zola, Au bonheur des dames, qui célébrait la naissance des grands magasins, et à William Morris, le fondateur du mouvement Arts and Crafts dans l’Angleterre victorienne, qui prônait la révolution par le bonheur. Et ils ont réuni une vingtaine d’artistes qui travaillent sur des supports différents, mais toujours avec des matériaux de récupérations ou qui objets qui entrent autant dans le champ de l’art que dans celui de la décoration.
Car l’idée de cette exposition est qu’il n’y a pas de frontière entre les deux, que des objets utilitaires peuvent devenir des œuvres d’art, qu’il est absurde de vouloir les dissocier et que les différents statuts des biens présentés permettent au contraire de s’intéresser à la « vie sociale » des choses. C’est ainsi que le visiteur est accueilli par la façade entièrement peinte de Flora Moscovici, qui reprend les couleurs des éléments qui l’entourent et qui a pour premier mérite de signaler le lieu dans la ville. Flora Moscovici avait réalisé la bâche qui servait à masquer le chantier de réaménagement du ministère de la culture à Paris, l’année dernière, et cette bâche a été réutilisée, aussi bien pour des parties de l’espace d‘exposition que pour recouvrir une édition limitée du catalogue de celle-ci. Elle dialogue avec l’installation lumineuse de Nicholas Vargelis, qui collectionne les ampoules à incandescence (au grand dam des écolos) et les peint pour en modifier la couleur, allant à l’encontre de la tradition qui veut qu’on éclaire les lieux d’expositions de lumières blanches et neutres.
D’autres artistes jouent de ce glissement entre l’artistique et l’utilitaire : Julie Béna crée des luminaires, lampes et lustres, mais tous portent la trace du corps humain, avec des moulages de bouches, de mains ou de vulves en verre ; Estelle Deschamp imagine une grande fresque architecturale, d’esprit Art nouveau et faite de matériaux de chantier, qui prend appui sur les parois et poutres métalliques du Centre d’art pour le magnifier ; Marianne Marić conçoit des robes à partir d’abat-jours (les Lamp-girls) que les femmes peuvent porter et qui jouent sur le cliché de la femme-objet ; Alexandra Midal s’inspire de la communauté religieuse des Shakers, qui prônait l’égalité et pensait que Dieu n’était ni homme ni femme, pour réaliser deux films et une installation à partir de balais, que la communauté vendait et qu’elle a contribué à populariser au XIXe siècle ; et Walter Gürtler, sculpteur suisse décédé en 2012, est présent sous la forme de deux très beaux bancs taillés directement dans la chair du bois et qui sont habituellement dans l’ancienne synagogue de Hégenheim, un village du Haut-Rhin, qui lui servit un temps d’atelier.
Enfin, Joël Riff, qui est aussi responsable de Moly-Sabata, une résidence d’artistes aux bords du Rhône spécialisée dans la céramique (il cumulera cette activité avec la Verrière Hermès de Bruxelles) a eu l’idée de déplacer le Moly Shop, c’est-à-dire une boutique où l’on peut acheter des objets en céramique, dans cette Alsace dont il est aussi originaire. Mais pour ce faire, il a fait une sélection de potiers locaux qui travaillent dans les styles les plus divers. C’est ainsi que l’on peut repartir avec une cruche de la Poterie Schmitter (une des plus anciennes de Betschdorf) ou des coupelles d’Alban Turquois, un jeune cannois né en 1996, qui a perfectionné sa technique à Guebwiller, pour des sommes allant de vingt à un peu plus de cent euros. La preuve que l’art, en plus d’être utilitaire, peut être populaire et que cette exposition comble le spectateur sur tous les plans.
–Au bonheur, jusqu’au 26 févier au CEAAC, 7 rue de l’Abreuvoir, 67000 Strasbourg (www.ceaac.org)
Images : Au Bonheur, vue d’exposition, CEAAC, 2022 ; Flora Moscovici, Grands Magasins, Dekorationsmalerei, peinture in situ pour l’exposition Au Bonheur, acrylique, CEAAC, 2022 ; vue d’exposition (de haut en bas : Nicholas Vargelis, F for Fake or 20th Century Light, installation lumineuse in situ, 2022/Alexandra Midal, Shake, Shake, Shakers, installation (détail), 2022), CEAAC, 2022. Crédit photos : E. Vialet
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