de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Fabrice Hyber, Laurent Grasso: l’art et la science

Fabrice Hyber, Laurent Grasso: l’art et la science

Même si le Romantisme a cherché à les opposer sous prétexte que l’un relèverait de l’imagination et l’autre de la raison, l’art et la science ont toujours cohabité ; il suffit de se souvenir de Léonard de Vinci, qui était autant inventeur qu’artiste, pour s’en convaincre. Dans l’art contemporain, ce dialogue s’est poursuivi, même s’il a parfois donné lieu à des machines autant poétiques que loufoques (Tinguely, par exemple). Mais depuis quelques années, c’est un véritable échange entre scientifiques et artistes qui s’est mis en place, donnant lieu à des œuvres qui se situent autant d’un côté que de l’autre, comme en témoignent les deux expositions dont il sera question, dans ce billet, celle de Fabrice Hyber à la Fondation Cartier et celle de Laurent Grasso au Collège des Bernardins.

L’exposition La Vallée est consacrée à la peinture de Fabrice Hyber et elle rassemble une soixantaine de toiles, dont vingt environ ont été réalisées spécialement pour l’occasion. Mais il ne s’agit pas d’une exposition comme une autre, car elle est conçue comme un ensemble de salles de classe, à l’intérieur desquelles sont installés des chaises et des bureaux qui reprennent les couleurs des toiles et où le spectateur peut s’asseoir. Car Hyber considère que ses peintures sont « comme des tableaux de classe, ceux où nous avons appris à décortiquer nos savoirs par l’intermédiaire d’enseignants et de chercheurs. » Qui plus est, son travail s’apparente toujours à une pensée en mouvement. Il part d’une idée qui aboutit à une autre, ricoche sur une troisième et se fond dans un tout. Et ce mouvement se traduit par un dessin, une note au crayon, un collage ou un système de fléchage qui constituent in fine la peinture.

Fabrice Hyber lors de son exposition « La Vallée, l’Ecole » à la Fondation Cartier pour l’art contemporain

C’est donc une école qu’il a mise en place à la Fondation Cartier, une école dans laquelle chaque classe développe un thème différent (les formes du fruit, le sport, la digestion, les migrants, etc.), où des médiateurs donnent, dans la journée, des petits cours sur les thèmes abordés et où, le soir, sont prodigués des cours plus importants (disponibles aussi sous forme de podcasts), qui font intervenir en duo des spécialistes aussi divers que des chefs et des jardiniers, des athlètes et des philosophes, des chorégraphes et des sexologues (le programme est voir sur le site de la Fondation). Et si l’on apprend beaucoup dans cette école, on peut aussi s’amuser, car des ouvertures colorées ont été faites dans les murs des différentes classes que l’on peut enjamber pour passer de l’une à l’autre.

Parmi les thèmes abordés, un occupe une place particulière et revient avec insistance : celui de l’écologie. Visionnaire, l’artiste a toujours mis l’écologie à l’avant de ses préoccupations et fait du vert sa couleur (le fameux vert Hyber). Par ailleurs, il a fait pousser, depuis les années 90, au cœur du bocage vendéen, autour de l’ancienne ferme de ses parents, éleveurs de moutons, une forêt de 300 000 arbres, de centaines d’essences différentes, qui crée une barrière naturelle avec l’agriculture industrielle environnante. « Au fond je fais la même chose avec les œuvres précise-t-il, je sème les arbres comme je sème les signes et les images. Elles sont là, je sème des graines de pensée qui sont visibles, elles font leur chemin et elles poussent. Je n’en suis plus maître. »

C’est cette hybridation, ce développement rhizomique qui joue autant sur les mathématiques que l’histoire, l’astrophysique que le commerce ou la mutation du vivant, qui est au cœur de l’exposition et qui en fait une expérience que l’on a envie de poursuivre longtemps. Certains diront que cela se fait au détriment de la qualité plastique des œuvres ou relève d’un didactisme dont on n’a que faire dans le domaine de l’art, mais laissons-les parler : il y a chez Hyber une telle générosité, mais aussi une telle curiosité, une telle ouverture sur le monde et une telle créativité qu’elles balaient tous les reproches qu’on pourrait lui faire.

On pourrait faire aussi beaucoup de reproches à Laurent Grasso, dont celui de brouiller les époques, de faire une science-fiction un peu facile, de verser dans un certain tape-à-l’œil, bref de mettre en place une stratégie qui relève un peu de l’enfumage. Lui aussi fait appel à des scientifiques pour nourrir son travail et explorer différents secteurs, dont celui du niveau de conscience. Mais cette fois, c’est la science qui a fait appel à lui en lui proposant d’intervenir au Collège des Bernardins, dans le cadre de la chaire « Laudato si’. Pour une nouvelle exploration de la Terre », à laquelle participaient jusqu’il y a peu le philosophe Bruno Latour et le géologue Jérôme Gaillardet. Pour ce faire, il a réalisé un certain nombre de peintures et de sculptures, mais surtout un film, Anima, projeté dans la nef cistercienne. Et lui qui est fasciné par la question de l’œil et du regard a voulu aller tourner en Alsace, aux abords du mont Sainte-Odile, haut lieu de guérison de la cécité, car la Sainte y aurait retrouvé la vue. S’il reste un lieu de pèlerinage, ce mont est aussi l’objet de croyances populaires, qui le chargent d’une énergie négative, en font un endroit dangereux (un crash d’avion s’y est produit il y a quelques années).

Le film montre la déambulation d’un personnage (Mischa Lescot) dans cet environnement et tout particulièrement autour du « mur païen », un mur construit il y a peut-être treize siècles et qui prolonge le chemin de croix situé en contrebas du monastère. Dans cette forêt verdoyante, on voit apparaître un monde animal (un renard), mais aussi des phénomènes inexpliqués tels que des flammes, des nuages ou de la réalité virtuelle. On nous dit qu’il s’agit « d’une plongée hypnotique dans un état de conscience démultipliée, à la frontière de l’humain et du non-humain (…) qui pourrait être tout à la fois celui d’un esprit, d’un instrument de mesure scientifique, d’un animal, d’une intelligence artificielle, d’un organisme ou d’une machine ». On veut bien. Mais pour ceux qui, comme moi, restent sceptiques ou trouvent cela très artificiel, on conseillera de lire le catalogue qui vient de paraître aux Editions Gallimard. En dehors de nombreuses images du film et d’un texte de présentation brillant, mais un peu attendu, de Donatien Grau, on y trouve un très éclairant dialogue entre Laurent Grasso et Grégory Quenet, qui est commissaire de l’exposition, et surtout un remarquable essai du Père Olric de Gélis, qui est théologien au sein de la chaire « Laudato si’ et qui, à travers le concept de « perspectivisme de communion », développe l’idée que, pour trouver une perspective enfin commune à la Terre et ses terrestres, il s’agirait de voir « certes toujours comme un homme, mais en consentant d’abord à être vu par d’autres que l’homme : arbre, pierre ou renard, avec leur intériorités singulières et entrevues, ou par tout cela en même temps. » Une idée parfaitement moderne, qui remet en cause l’hégémonie de l’humain au sein du système vivant, et remarquable.

-Fabrice Hyber, La Vallée, jusqu’au 30 avril à la Fondation Cartier, 261 bld Raspail 75014 Paris (www.fondationcartier.com)

-Laurent Grasso, Anima, jusqu’au 18 février au Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75005 Paris (www.collegedesbernardins.fr). Le catalogue, français/anglais, est publié aux Editions Gallimard, 184 pages, 35€. Images : Fabrice Hyber, Réinvention de la forêt, 2022 Fusain, peinture à l’huile, pastel sur toile, 220 x 300 cm © Fabrice Hyber / Adagp, Paris, 2022 ; vue de l’exposition Fabrice Hyber à la Fondation Cartier © Michel Slomka / MYOP – Lumento ; Vues de l’exposition Anima  de Laurent Grasso, Collège des Bernardins, Paris, 2022-2023, © Laurent Grasso / ADAGP, Paris, 2023, Photo Tanguy Beurdeley. Courtesy of the artist and Perrotin

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