de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Au coeur de la nuit

Au coeur de la nuit

La nuit a toujours été le monde des rêves, de l’inconscient, donc des artistes. Cet état de fait s’est particulièrement vérifié au moment du romantisme, c’est-à-dire à l’époque où les peintres et les poètes (allemands en particulier) ont exalté la nuit, en ont fait la confidente de leurs amours tourmentés, l’ont fait vibrer au rythme de leurs pulsions et de leurs affects. Mais la fin du XIXe siècle et le XXe, avec le symbolisme et l’invention de la psychanalyse par exemple, ont débusqué d’autres nuits, moins immédiates, plus liées aux mythes fondateurs ou au moi intime. Et la conquête de l’espace a ouvert sur un imaginaire plus grand encore, celui de la nuit cosmique. C’est la raison pour laquelle le Centre Pompidou Metz a eu l’excellente idée de consacrer une exposition à cette nuit magique, mais dans une approche qui est plus en rapport avec sa perception qu’avec son iconographie. Son commissaire, Jean-Marie Gallais, précise d’ailleurs : « l’exposition se présente elle-même comme une expérience nocturne, une déambulation qui transforme le visiteur en noctambule, et qui transmet ce vertige que procure la nuit : vertige des sens, vertige intérieur, vertige cosmique. On avance dans l’exposition comme on avance dans la nuit. »

Et pour ce faire, il a décidé de la diviser en deux parties qui correspondent chacune à un étage du bâtiment. La première partie, Peindre la nuit, renvoie à la nuit terrestre, humaine et aux artistes qui, d’une manière ou d’une autre, l’ont représentée. Divisée en chapitres (« Se perdre dans la nuit », « Habiter la nuit », « Obsessions nocturnes », etc.), elle est très théâtralisée, sombre, et plonge le visiteur dans un univers qui correspond bien à cette avancée dans les ténèbres annoncée par le commissaire. On y voit aussi bien des œuvres de la fin du XIXe et du début du XXe (la célèbre Nuit d’été de Winslow Homer, des photos de lune d’Edward Steichen, Leicester Square, la nuit de Monet) que des œuvres des années trente et cinquante (Grosz, Amédée Ozenfant, André Masson, Joseph Cornell, entre autres) ou des œuvres contemporaines (une « Marquise » de Philippe Parreno, une toile ironiquement intitulée « La Fin du romantisme » d’Adrian Ghenie, un très amusant « Lampadaire aux ivrognes » de Kippenberger), sans bien sûr qu’elles soient regroupées de manière chronologique. Ce sont là les différentes nuits reconnaissables qui sont présentées, nuit de la campagne avec tous ses mystères et sa poésie, nuit de la ville avec ses éclairages et ses lieux de tentations (à noter la présence d’un peintre peu connu, Auguste Chabaud, qui côtoya l’avant-garde parisienne juste avant la Première Guerre et qui la représenta dans des tableaux proches de l’expressionisme), nuit du deuil et du sentiment (la pièce de Jean-Luc Verna en hommage à Bruno Pelassy, son ami disparu).

A cette première partie sombre, sinueuse, dans laquelle on se perd parfois, succède une seconde partie, De l’intime au cosmos, livrée à la lumière. C’est que, d’après Jean-Marie Gallais, cet autre volet évoque « une nuit qui nous déborde, qui échappe aux images et ne saurait se satisfaire d’une reproduction ». On est là davantage dans la métaphore, l’allusion ou le conceptuel. Certes, Peter Doig continue, avec Milky Way, à montrer des arbres et des étoiles qui se reflètent dans l’eau et Ann Craven présente un ensemble de 46 lunes, réalisées en extérieur, chacune un jour différent lors d’une résidence à Reims (Moon Room for Reims), mais Charbel-joseph H. Boutros enferme la nuit, lui, dans un bloc de marbre coupé en deux et Etel Adnan peint un leporello pour y inscrire un ensemble de textes poétiques et philosophiques sur la nuit, mais une fois les fonds abstraits prêts à recevoir l’écriture, elle décide de les laisser tels quels, « comme des pages emplies d’impressions abstraites de la nuit, entre lointain inaccessible et intimité profonde ». Plus froide, plus cérébrale, cette seconde partie marque moins l’imagination, malgré la présence d’œuvres majeures (un Nu étoilé de Picasso de 1936 ou une toile monumentale d’Helen Frankenthaler, par exemple). Mais elle ne nuit ni au charme insidieux et ni à l’étrangeté crépusculaire qui se dégagent de cette belle exposition.

Mais la nuit n’est pas seulement bienfaisante, elle peut être aussi le domaine du crime, de l’horreur, de la mort. Comme la nuit de la Shoah, par exemple, sur laquelle aucun jour ne semble pouvoir se lever. Pour la première fois depuis sa réouverture en 2005, le Mémorial de la Shoah à Paris a convié cinq artistes français qui ont travaillé sur ce thème à investir l’intégralité de ses espaces d’exposition. Et ils l’ont fait en présentant des œuvres fortes, qui savent dénoncer l’innommable tout en restant sobres et pudiques et qui participent parfaitement à ce travail de mémoire et de transmission qui est la raison d’être de cette institution.

Esther Shalev-Gerz présente Entre l’écoute et la parole, derniers témoins, Auschwitz 1945-2005, une installation qui avait été initialement montrée à la Mairie de Paris, en 2005, à l’occasion de la 60e commémoration du camp d’Auschwitz. A l’époque, l’artiste avait interrogé une soixantaine de personnes sur leur enfermement dans les camps nazis et leurs témoignages avaient été filmés sans aucune coupure, en fonction de leur envie de s’exprimer (au final, de deux heures à neuf heures d’enregistrements ont été réalisés pour chacun). Ici, on peut voir l’intégralité de ces films sur de petits lecteurs vidéo, mais l’installation sur grand écran a été repensée pour ne garder que les silences qui précèdent chaque réponse. Ainsi, on n’entend rien de ce que ces survivants s’apprêtent à dire, mais le temps qu’ils mettent à y réfléchir, l’expression qui s’inscrit sur leurs visages et la force qui émane de leur regard sont sans doute parfois plus éloquents encore du cauchemar dont ils vont témoigner que les mots eux-mêmes.

Arnaud Cohen, lui, est parti de l’histoire de son atelier pour réaliser sa pièce Dansez sur moi. Quand il l’a acheté, il ne savait pas qu’il avait appartenu à un grand collabo, Maurice Rocher, propriétaire de nombreuses usines dans l’Ouest, qu’avant-guerre on appelait le Michelin du Poitou. Ce n’est que petit à petit qu’il a appris la vérité sur une histoire que tout son village préférait oublier. Pour la faire ressurgir, il a créé une tombe fictionnelle, à laquelle il en a adjoint deux autres : celles de Jean Bichelonne, brillant polytechnicien qui fut chargé, avec Speer, d’intégrer les usines françaises au complexe militaro-industriel du Reich, et de Werner Von Braun, inventeur et client final pour son usine secrète de montage des fusées V1etV2. C’est-à-dire trois personnes qui avaient déjà tout, mais que l’ambition personnelle a fait passer du côté du mal et des dictatures. Et comme pour exorciser ce passage diabolique, qui peut se reproduire à tout moment, il invite le public a danser sur ces tombes sur lesquelles des éclairages disco sont projetés. C’est aussi une référence, bien sûr, aux sculptures de Carl André sur lesquelles on peut marcher, mais qui sont porteuses ici d’une puissance symbolique tout à fait différente.

Sylvie Blocher, de son côté (avec Gérard Haller) a fait un long travelling autour du stade de Nuremberg où eurent lieu les fameux Jeux Olympiques de 36. Et elle a demandé à la merveilleuse actrice allemande Angela Winckler de dire sur ces images les seuls prénoms de personnes mortes dans les camps. Le résultat est simplement glaçant et puissant. Natacha Nisic a photographié un réservoir situé à côté des rails d’Auschwitz. Que distingue-t-on dans l’eau stagnante ? Un animal réel ou les cendres des corps des prisonniers jetés dans ces eaux ? L’image reste sans réponse. Christian Delage, enfin, qui est historien, étudie les différents témoignages d’un survivant du camp de Chelmno, depuis le premier recueilli par un instituteur polonais, en 45, jusqu’à sa participation au film de Claude Lanzmann, Shoah, et aux grandes collectes organisées par l’université de Yale. La manière dont il relate les faits, à chaque fois, et dans des cadres différents, apporte des informations importantes sur la manière dont la mémoire de la Shoah se transmet.

Par la gravité du sujet qu’elles abordent, on ne juge pas ces œuvres avec les mêmes critères que les œuvres habituelles. On a tort. Elles sont aussi fortes plastiquement que puissantes émotionnellement.

Peindre la nuit, jusqu’au 15 avril au Centre Pompidou Metz (www.centrepompidou-metz.fr)

Regards d’artistes, œuvres contemporaines sur la Shoah, jusqu’au 12 février au Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris (www.memorialdelashoah.org). Entrée libre et gratuite.

 

Images : Vassily Kandinsky, Un Cercle (A) [Ein Kreis (A)], 1928 Huile sur toile, 35 x 25 cm Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, DIst. RMN-GP / Philippe Migeat ; Peter Doig, Voie lactée [Milky Way], 1989/1990, Huile sur toile, 152 x 204 cm Collection de l’artiste© Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/Artimage 2018. Photo: Jochen Littkemann / ADAGP Paris, 201 ; Esther Shalev-Gerz, Entre l’écoute et la parole, derniers témoins, Auschwitz 1945-2005 © Mémorial de la Shoah ; Arnaud Cohen, Dansez sur moi © Mémorial de la Shoah

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