de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Avec ou sans l’autre

Avec ou sans l’autre

Ce qui est frappant lorsque l’on voit successivement Beat Generation au Centre Pompidou et Rester vivant de Michel Houellebecq au Palais de Tokyo, c’est-à-dire deux expositions qui sont en lien avec la littérature et qui viennent de débuter dans deux des plus grandes institutions parisiennes, c’est de constater à quel point, dans cette dernière, la figure humaine est absente. Chez Michel Houellebecq, en effet, pas d’hommes, pas de portraits, pas de présence charnelle, hormis, lors d’une séquence consacrée à Clément, son chien disparu, l’apparition de sa compagne, Marie-Pierre, qui a aussi réalisé des aquarelles de l’animal. Ou, dans une séquence consacrée à l’érotisme, l’exhibition de nymphettes qui sont plus vues comme de purs objets de désir que comme des êtres envers lesquels on éprouve une quelconque empathie. Michel Houellebecq, on le sait, est romancier et poète, mais il s’est toujours intéressé à l’art (dans La Carte et le Territoire, par exemple, le personnage principal est un artiste) et, depuis quelques temps, il montre régulièrement ses photos (il est même désormais représenté par une galerie, l’excellente « Air de Paris »). C’est à ce titre qu’il a été invité à concevoir une exposition au Palais de Tokyo. Initialement, il était question de faire quelque chose autour ou sur son univers, mais comme l’écrivain avait lui-même une pratique artistique, on a préféré lui laisser directement la gestion de l’exposition et il se l’est appropriée au point de choisir les moindres détails, les chaises (pas n’importe lesquelles, celles, banales, que l’on trouve d’ordinaire dans les collectivités), les lumières, l’agencement des salles et la progression dans le parcours.

Irlande 1-will-retouch 1Que voit-on alors dans ce Rester vivant, qui est le titre d’un des premiers livres de Michel Houellebecq et qui s’inscrit dans le cadre de la saison estivale du Palais de Tokyo intitulée Happy sapiens, parce qu’elle entend faire le point sur la situation de l’homme aujourd’hui1 ? Des photos essentiellement qui représentent ces univers de banlieues ou ces paysages désertés que l’auteur affectionne tant, d’autres, plus abstraites, sur lesquelles sont écrits des extraits de ses poèmes,  des scanners de son crâne ou les objets qu’il utilise quotidiennement (carnets, appareils photos, etc.), des extraits de ses films, puisqu’il est aussi cinéaste, des jouets ayant appartenu à son chien, etc., etc. Au fond, c’est tout l’univers de son œuvre écrite que l’on retrouve sur les cimaises, avec la même désolation, le même humour (voire à cet égard, la salle consacrée au tourisme, un de ses thèmes fétiches), le même goût de la provocation potache, le même sens du raccourci saisissant, la même misanthropie envers le genre humain en général, mais encore plus envers les femmes (la représentation parfaitement stéréotypée de la femme dans la salle consacrée à l’érotisme ne manquera pas de faire hurler les féministes). La différence avec ses romans, c’est que dans ceux-ci, il peut développer un récit et que les thèmes évoluent ou se transforment. Là, ils restent bruts, donnés pour tel et ne sont que les composantes d’une œuvre que l’on devine. Pour preuve de son appartenance, néanmoins, à l’espèce humaine et de son attention aux autres, Houellebecq a invité quelques artistes à participer à l’exposition, dont Robert Combas qui a fait plusieurs grands tableaux basés sur ses poèmes et qui a transposé au coeur même du Palais de Tokyo la pièce où il se réfugie lorsqu’il en éprouve le besoin et dont le capharnaüm qui la compose n’est pas sans rappeler l’atelier de Bacon.
Alors fallait-il inviter l’écrivain à exposer au Palais de Tokyo, lui consacrer un numéro entier de la revue de l’institution (Palais) et surtout lui donner tant d’espace (environ 2000m2) ? Nul ne pourra nier que l’exposition est réalisée avec beaucoup de soin, que certaines images sont intéressantes (toutes ne sont pas ironiques ou désespérées, d’ailleurs, et certaines font même preuve d’une véritable recherche esthétique) et que l’ensemble fait preuve d’une vraie singularité. Mais cela ne fait pas de Michel Houellebecq un grand plasticien pour autant et on peut se demander si la vocation du Palais de Tokyo n’est quand même pas de faire découvrir ou redécouvrir des artistes qui le méritent davantage et qui n’ont peut-être pas autant de visibilité. Nul doute, toutefois, que le public viendra nombreux.

Beat generation 1bC’est exactement l’impression contraire que l’on ressent lorsqu’on visite l’exposition Beat Generation, au Centre Pompidou, au moins du point de vue de la présence humaine. Car ce mouvement, qui a préfiguré le mouvement hippie et qui est né après la Guerre, dans le contexte de l’Amérique puritaine et maccarthyste, est constitué d’échanges, de rencontres, d’histoires d’amour et d’amitié. Il est né d’ailleurs de la rencontre entre Kerouac, Burroughs et Allen Ginsberg à la Columbia University de New York en 1944 et l’exposition a pour épine dorsale le fameux « rouleau » de Sur la route, l’œuvre manifeste, qui prouve qu’en l’écrivant de cette manière, Kerouac n’entendait pas simplement réaliser une œuvre littéraire, mais aussi une œuvre plastique, dont la forme elle-même évoque la route et le déplacement. Cette question du déplacement est essentielle à cette forme de contre-culture, qui rejetait le modèle dominant, luttait contre le racisme et l’homophobie, se nourrissait de philosophie orientale et prônait l’usage des psychotropes. Elle dit son peu d’attachement aux biens matériels et sa volonté constante d’aller vers d’autres contrées, à la découverte de nouvelles personnes. Et c’est elle qui guide le parcours –chronologique- de l’exposition du Centre Pompidou.

Beat generation 3bUne fois passé, donc,  le grand totem sous vitrine du rouleau de Sur la route, qu’encadrent des extraits de films amateurs montrant des paysages américains, on arrive dans des salles qui correspondent aux différentes étapes de la création du mouvement et de sa propagation. Il y a d’abord New York, le lieu fondateur où se nouent en particulier les relations entre musique et écriture. Puis la Californie où se trouve toujours la librairie City Lights, fondée par le poète Lawrence Ferlinghetti, qui fut jugée pour obscénité par la Cour municipale de San Francisco, parce qu’elle avait publié Howl and Other Poems d’Allen Ginsberg, en 1956. Puis le Mexique, qui était un lieu d’expérience mythique, celui où l’on pouvait consommer du peyotl pour découvrir d’autres mondes. Puis Tanger où vivait Paul Bowles, l’auteur d’Un Thé au Sahara, lui aussi en rejet de la société américaine de l’époque. Enfin, Paris, où Ginsberg, Gysin, Corso et bien d’autres vécurent, entre 58 et 63, en particulier dans le petit hôtel de la rue Gît-le-Cœur, où Burroughs termina son fameux Festin nu et où fut développée la technique du « cut-up » qui consiste à mélanger des textes ou des images d’origines différentes et qui fut si importante pour les générations artistiques suivantes.

L’exposition est immersive, en ce sens qu’elle plonge le visiteur dans un univers de photos (dont la célèbre série de Robert Frank, Les Américains, ou les photos de Ginsberg annotées par lui-même), de revues, de films, de musiques qui se superposent et s’entrechoquent. Il y a peu d’œuvres au sens traditionnel du terme (dont les peintures de Kerouac qui rappellent vaguement De Kooning), mais plutôt des archives, qu’on peut trouver plus facile de lire chez soi, dans le catalogue, des documents et un bouillonnement. Celui de ce groupe d’amis et d’artistes qui pensaient qu’on pouvait changer le monde, que l’art avait une valeur chamanique et qui avaient foi en un avenir meilleur. Le contraire, en définitive, de la vision de l’existence proposée par Houellebecq.

 

1On peut y voir aussi des propositions de Mika Rottenberg, Marguerite Humeau, David Ryan & Jérôme Joy, Dineo Seshee Bopape et Ayoung Kim.

 

Rester vivant de Michel Houellebecq, jusqu’au 11 septembre au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com)

Beat Generation, jusqu’au 3 octobre au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

 

 

Images: Michel Houellebecq, Inscriptions #012. Tirage pigmentaire (2016) sur papier Baryta Contrecollé sur aluminium 88,1 x 60 cm Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Paris ; Irlande 1. Courtesy de l’artiste et Air de Paris, Paris ; John Cohen Robert Frank, Alfred Leslie, Gregory Corso, 1959 Épreuve gélatino-argentique, 22.2 x 33 cm © John Cohen photo © Courtesy L. Parker Stephenson Photographs, New York ; Brion Gysin, William S. Burroughs Untitled (Primrose Path, the Third Mind, p.12), 1965 Brion Gysin © Archives Galerie de FranceWilliam S. Burrougs © 2016, The William S. Burrougs Trust. All rights reserved © Los Angeles Country Museum of Art, Los Angeles/ dist. RMN- Grand Palais / service presse Centre Pompidou

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commentaires

11 Réponses pour Avec ou sans l’autre

Il est en effet toujours un peu pénible d’avoir, dans une exposition, des sommes de documents destinés à la lecture et que, comme vous le signalez, on préfèrerait consulter chez soi. C’est un peu le problème de toutes les expositions centrées sur des figures littéraires et du coup ce que vous dites de l’exposition de Houellebecq tendrait à jouer en sa faveur par la volonté de prise en compte de l’espace d’exposition. Mais, effectivement, il n’est pas plasticien et j’aurais souhaité, pour ma part, que vous en disiez plus quant aux défauts de cette mise en espace car c’est à ce niveau, d’après ce que vous en dites, que peut se situer une critique artistique de son travail, dans ce contexte spécifique. Autrement dit : pourquoi finalement cette exposition n’avait (peut-être) pas lieu d’être ?
Merci pour ce compte-rendu car je n’ai pas eu l’occasion de m’y rendre.

Patrick Scemama dit :

A Stéphane Peltier: ce n’est pas tant la mise en espace que je critique que la qualité des oeuvres elles-mêmes. Les photos de Michel Houellebecq ne sont pas nulles, l’exposition reflète bien l’univers de l’écrivain, mais pour remplir 2000m2, il faut sans doute faire preuve d’une force plastique un peu plus manifeste.

Éric Angelini dit :

Ce papier, rédigé avec aplomb par quelqu’un qui croit que Lawrence Ferlinghetti est une femme, se voit un tantinet disqualifié par le léger soupçon que l’auteur est d’une incompétence crasse en matière de culture.

Patrick Scemama dit :

A Eric Angelini: ce commentaire, rédigé avec mépris par quelq’un qui ne sait pas lire (il n’est dit nulle part que Lawrence Ferlinghetti est une femme), se voit un tantinet disqualifié par le lourd soupçon que l’auteur veut faire de l’esprit sans en avoir les moyens.

Éric Angelini dit :

Je peux en remettre une couche (sans mépris aucun) sur l’orthographe, si vous voulez :
> Lawrence Ferlinghetti, qui fut jugée pour obscénité par la Cour municipale de San Francisco, parce qu’elle avait publiée Howl and Other Poems d’Allen Ginsberg, en 1956. <

… "publié", pas "publiée".

Patrick Scemama dit :

Décidément, vous ne savez (ou ne voulez) pas lire: la librairie City Lights, fondée par LE poète Lawrence Felinghetti, qui fut jugée (la librairie, pas le poète).. je vous accorde la faute d’orthographe sur publié, mais cela ne fait pas dé Ferlinghetti une femme.

Éric Angelini dit :

Bon, j’ai pigé, je retire mes accusations, j’avais lu trop vite.

Patrick Scemama dit :

Merci.

monde indien dit :

Bigre , texte et commentaires me laissent un peu dubitatif –
Je n ‘ ai encore jamais lu Houellebecq mais ça ne me donne pas franchement envie –
Quant à l ‘ expo Pompidou , ce que tu dis  » cette forme de contre-culture, qui rejetait le modèle dominant, luttait contre le racisme et l’homophobie, se nourrissait de philosophie orientale et prônait l’usage des psychotropes. Elle dit son peu d’attachement aux biens matériels et sa volonté constante d’aller vers d’autres contrées, à la découverte de nouvelles personnes. Et c’est elle qui guide le parcours –chronologique- de l’exposition du Centre Pompidou.  » est déjà plus tentante .
Mais ce que tu dis ensuite quant aux archives qu ‘ on pourrait tout aussi bien consulter chez soi me laisse penser que l ‘ expo ( que je n ‘ ai pas vue ) ne s ‘ est pas vraiment attachée à ce but que tu cites en premier et qu ‘ elle s ‘ est peut-être égarée dans les avatars + ou moins cons de ce mouvement –
Je suis de la génération hippie et je crois qu ‘ il eût été 1000 fois + profitable pour tous de montrer des œuvres – dessins , musiques , extraits de textes – vraiment attachés à cet idéal – Car les idéaux et les rêves ne sont pas + des utopies que des illusions mais bel et bien nos désirs –
 » Do it !  » faites-le , clamait Jerry Rubin .
L ‘ art comme les textes ne font partie d ‘ aucune histoire , ils mettent en images les désirs , les plaisirs , les bonheurs , la paix , l ‘ amour , l ‘ amitié , la tolérance , le respect , depuis des temps immémoriaux et il est vital qu ‘ ils continuent de le faire , célébration qui n ‘ est pas le fait des seuls artistes mais de la communauté toute entière –

Patrick Scemama dit :

A Monde indien: non, ce que je veux simplement dire, c’est que comme la Beat Generation est avant tout un mouvement poétique et littéraire, il y a beaucoup à lire et que lire dans une exposition n’est pas toujours la chose la plus facile (c’est plus facile de lire les textes dans le catalogue, chez soi). Mais pour le reste, l’expo reflète parfaitement bien ce que furent les idéaux de ce mouvement.

monde indien dit :

@ Patrick
Bon , tant mieux –
Peut-être le mouvement suivant , hippie , eût-il plus de chance avec les autres arts , et s ‘ il est l ‘ enfant de l ‘ amour du premier , a-t-il une part suffisante dans cette expo où ces autres arts peuvent permettre une expression + sensitive de tous ces idéaux somme-toutes assez simples – ?

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