de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Célébrations de la peinture

On en a eu le sentiment à la rentrée et la confirmation à la Fiac : la peinture retrouve les faveurs du monde de l’art. En témoignent plusieurs expositions qui se tiennent actuellement dans des galeries ou institutions parisiennes. Au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, tout d’abord, qui fait le grand écart en présentant simultanément une rétrospective de Serge Poliakoff et une autre (la première en France) du peintre chinois Zeng Fanzhi. Poliakoff, mort en 1969, et qui n’avait pas eu d’exposition de grande ampleur à Paris depuis 1970, fait partie de ce qu’on a appelé la « Nouvelle Ecole de Paris », un groupe de peintres abstraits de l’Après-Guerre et dont Bazaine, Bissière ou Manessier furent, en quelque sorte, les pères fondateurs. Né en Russie qu’il fuit avec sa famille pendant la révolution d’Octobre, Poliakoff, qui était issu de la grande bourgeoisie, doit d’abord gagner sa vie en se produisant comme guitariste dans des cabarets russes avant de se consacrer uniquement à la peinture. Ce n’est qu’à l’âge de 50 ans qu’il peut abandonner la musique, une musique qui se retrouve toutefois dans sa peinture, qui, à l’instar de celle de Paul Klee, un peintre qu’il admirait beaucoup, est bâtie de manière symphonique sur une série de thèmes et de variations. A l’époque, la peinture de Poliakoff et celles de ses collègues abstraits de l’Ecole de Paris constituent le nec plus ultra en matière d’avant-garde et de modernité. Mais cette aura est quelque peu ternie par la découverte, dans les années 60, des grands abstraits américains et par le déclin de la France en matière de peinture (marquée par la victoire de Robert Rauschenberg, en 1964, à la Biennale de Venise). Peu à peu, l’œuvre de Poliakoff et de toute cette génération va sombrer dans une sorte de purgatoire poussiéreux et symboliser une « qualité française » un peu dépassée.

C’est d’ailleurs le sentiment qu’on a en entrant dans la rétrospective organise par le MAM : celle d’une époque révolue, d’une peinture, certes soignée, mais qui ne nous parle plus guère aujourd’hui (et l’accrochage très théâtralisé ne fait que le renforcer). Et aussi le sentiment de voir toujours la même toile, qui se répète à l’infini autour des mêmes formes et des mêmes gammes de couleurs. Et, de fait, Poliakoff a toujours donné la même structure à ses toiles et repris les mêmes formes d’un tableau à l’autre, introduisant d’ailleurs une notion qui, comme le souligne, fort justement Fabrice Hergott dans le catalogue, représente un des principes majeurs du minimalisme : la répétition. Mais en y regardant de plus près, on voit aussi comment varient ses formes à partir d’un noyau central qui les génère et les distribue et quelles solutions apporte le peintre pour y aboutir. Et plus on avance dans l’exposition, plus on est conquis par ce jeu savant de formes et de contours, d’ombre et de lumière, de couleurs qui s’interpellent et se répondent. Jusqu’aux « Tableaux silencieux » des années 64-67, d’où émanent une intensité et une vibration toutes particulières. « Quand un tableau est silencieux, cela signifie qu’il est réussi », disait Poliakoff. Et l’on comprend alors que ce qui guide son œuvre, ce qui la motive, c’est la spiritualité, une spiritualité dont le russe amateur d’icônes ne s’est jamais départi. Bien sûr, lorsqu’on regarde une toile de Rothko, qui partage bien des points communs avec Poliakoff (il est son exact contemporain, d’origine russe comme lui, passé de la même manière du figuratif à l’abstrait et tout aussi empreint de spiritualité), on ne peut s’empêcher de constater la supériorité du premier sur le second et la force avec laquelle s’impose sa toile. Mais le travail de l’ancien guitariste ne démérite pas et pourrait très bien trouver sa place aux côtés d’artistes contemporains tentés par l’abstrait (comme Clément Rodzielski, par exemple).

Dans l’autre aile du Musée, c’est le peintre Zeng Fanzhi, un des artistes chinois les plus reconnus actuellement (il est collectionné entre autres par François Pinault) qui est à l’honneur. Un peintre qui n’a strictement rien à voir avec Poliakoff, si ce n’est qu’il a commencé sa carrière, à la fin des années 80, en peignant comme un autre artiste de l’Ecole de Paris (mais de celle d’Avant-Guerre et figurative cette fois) : Soutine. Mais l’exposition du MAM a la particularité de commencer par les œuvres d’aujourd’hui, de très grands paysages qui font parfois référence à Dürer et flirtent avec l’abstrait. Il faut donc aller jusqu’à la dernière salle, où se trouve aussi la série des « Hôpitaux » qui ont assuré la réputation de l’artiste, pour voir ses premières œuvres. Entre-temps, on aura découvert ses « Masques » (toute une série de toile où les personnages portent des masques, comme pour dire le rôle que la société les oblige à porter), ses autoportraits ou ses toiles qui renvoient à l’histoire chinoise contemporaine. On peut être indifférent (c’est mon cas) à une partie néo-pop de son travail qui rappelle trop ce que l’art chinois a produit en abondance ces dernières années, mais on ne reste pas insensible à certaines toiles mystérieuses, comme cet autoportrait où on voit sa silhouette se détacher avec un cheval de bois sur un fond neutre, sans connaitre l’origine de la lumière (son ombre propre et celle du cheval vont dans des directions opposées) et qui, par son ambiguïté même, fait penser à Balthus.

CURRI 2013.0005Autre peinture trompeuse : celle de John Currin qui expose ses dernières toiles à la galerie Gagosian. Là aussi, on pourrait croire que ses représentations de femmes jeunes, blanches et sexy de la middle-class américaine ne sont que des objets de décoration pour intérieurs riches et bourgeois (et la manière dont elles sont encadrées ne le contredirait pas). Mais à les bien regarder, on se rend compte, d’une part, qu’elles ne  sont pas aussi bien faites que cela (elles ont parfois des formes qui les empêcheraient de figurer dans les magazines de mode) et, de l’autre, que leur aspect lisse et propre entre en confrontation avec le fond du tableau qui lui représente des scènes bien souvent pornographiques. C’est que pour Currin, le beau va de pair avec le grotesque, le soft avec le hard, l’innocent avec le pervers. Auparavant, la peinture de l’artiste était plus référentielle, elle renvoyait davantage aux grands maîtres anciens (comme Cranach par exemple).  Aujourd’hui, elle cherche davantage à s’enivrer de sa propre technique et de sa virtuosité. « Je ne crois plus avoir autant d’esprit dans mes peintures comme j’ai pu en avoir, déclare Currin, en partie parce que je n’ai plus besoin d’en avoir, je peux faire davantage de choses avec la lumière, la couleur et la forme. Je me sens moins redevable aux jeux métaphoriques. La peinture figurative ne semble plus autant vouée à l’échec, je peins donc moins à propos de cela. » Si l’artiste a perdu en esprit, il a gagné en complexité, car ces toiles sont autant une célébration de la peinture que l’étaient celles de Picabia, sur des thèmes assez proches, dans les années 40

 

Enfin, s’il est un peintre qui a représenté la femme nue au XXe siècle, c’est bien Félix Vallotton, à qui le Grand Palais consacre une rétrospective qui est sans doute une des plus passionnantes de la rentrée. Car pour ce nabi franco-suisse qui fut aussi illustrateur, romancier et auteur de pièces de théâtres, la femme est autant un objet de désir qu’un monstre effrayant, une source d’inspiration que de dégoût, une aspiration qu’un rejet. Marié pour des raisons financières à une veuve mère de trois enfants que, de toutes évidences, il n’aimait guère, Vallotton vécut rapidement son quotidien conjugal comme un enfer qu’il lui fallut exorciser par la peinture. Si bien qu’il y a un aspect claustrophobe dans son travail, une description des mœurs où règnent le soupçon, la jalousie et l’envie qui n’aurait pas déplu à Claude Chabrol. C’est une peinture méchante, ironique et distante qui fait de lui le plus moderne, parce que le plus détaché, des membres de son groupe. Mais lorsque la rancœur laisse place à la contemplation, lorsque le moraliste cède le pas au simple visionnaire, c’est aussi un magnifique peintre qui s’exprime, toujours là où on l’attend pas, toujours original et fort.22503

 

-Serge Poliakoff (Le Rêve des formes), jusqu’au 23 février et Zeng Fanzhi jusqu’au 16 février, au Musée d’Art moderne de la Ville de Pris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris (www.mam.paris.fr)

-John Currin, jusqu’au 21 décembre à la galerie Gagosian, 4 rue de Ponthieu, 75008 Paris (www.gagosian.com)

-Felix Vallotton, jusqu’au 20 janvier, au Grand Palais, 3 avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris (www.grandpalais.fr). A lire, en plus du catalogue, le très beau récit de Maryline Desbiolles, Vallotton est inadmissible, qui parait aux Editions du Seuil (48 pages, 8€), à l’occasion de l’exposition.

 

Images : Serge Poliakoff, Composition murale, 1965-1967, Tempera sur papier marouflé sur toile, 274 x 324 cm, Musée Unterlinden, Colmar / M NAM © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés© ADAGP, Paris 2013 ; John Currin, courtesy Gagosian Gallery, photography by Rob McKeever; Félix Vallotton, L’Automne, 1908, huile sur toile, 115 x 73 cm, Suisse, collection Mirabaud © Fondation Félix Vallotton, Lausanne

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