Les « petites » collections de Robert Wilson
Lorsqu’il apparut, au début des années 70, sur les scènes françaises et européennes, Bob Wilson fit l’effet d’une bombe. Il faut dire que le théâtre de l’époque, sous l’emprise brechtienne, vivait sous la tyrannie du sens et que, dans toute mise en scène digne de ce nom, chaque geste devait découler d’une réflexion dramaturgique (c’était la grande époque de la revue Travail théâtral). Avec ses spectacles basés essentiellement sur l’image, la lenteur (Ouverture au Musée Galliera, en 1972, le premier spectacle présenté par le Festival d’Automne, durait 24 heures) et le silence (Le Regard du sourd ne comportait pas la moindre parole), le metteur en scène texan apporta un vent de liberté et marqua durablement l’esthétique et la conception du théâtre contemporain. Par la suite, il monta un nombre considérable de spectacles (théâtre parlé et opéra), instaura un système très codifié et très inspiré par le théâtre asiatique (ce qui n’était pas pour déplaire aux brechtiens) qui connut des hauts et des bas (certaines œuvres souffrirent de l’application un peu artificielle de ce traitement). Mais il ne se départit jamais de ses choix, de son souffle et de son esthétique. A tel point qu’il est devenu une légende des scènes internationales et que le Festival d’Automne lui rend hommage cette année en présentant ses dernières créations et la reprise au Châtelet du mythique opéra qu’il écrivit, avec Philip Glass, en 1976, Einstein On The Beach.
Il est aussi, honneur suprême !, l’invité du Louvre, le second metteur en scène de théâtre après Patrice Chéreau (Bob Wilson a aussi une activité de plasticien, ce qui justifie doublement cette invitation). Et pour ce faire, il a décidé de transposer au sein du musée, l’espace dans lequel il vit et travaille, au Watermill Center, un ancien bâtiment de la Western Union, à deux heures de New York, qu’il a transformé en atelier, lieu d’archives et résidence pour artistes. L’idée étant que l’exposition, intitulée Living Rooms, rende visible, dixit le communiqué de presse, « ses processus de création en réunissant une sélection d’objets qui constitue la matière première de son inspiration artistique ». Au centre de la salle de Chapelle, où est installée la première partie de l’exposition, trône donc le lit spacieux et immaculé de l’artiste et tout autour sont posés ou accrochés, comme dans un cabinet de curiosité, les uns au-dessus des autres, à tel point qu’on distingue à peine ceux qui sont tout en haut, les œuvres et les objets, de nature et de source totalement différentes, qu’il a pu accumuler. On y voit tout aussi bien des dessins (de l’artiste lui-même) et des photographies contemporaines, que des chaises (Bob Wilson a une fascination pour les chaises et il en a dessiné de nombreuses), de l‘art africain et océanien, des céramiques chinoises archaïques, des Bouddhas asiatiques, des reliques (comme des chaussons de danse de Balanchine et de Noureev et une paire d’escarpins ayant appartenue à Marlene Dietrich) ou des objets trouvés, comme un gant d’enfant trouvé sur la 7e Avenue à New York et encadré♥. Et comme le but est qu’on soit sensible à l’ensemble davantage qu’aux objets eux-mêmes, aucun cartel ne vient les identifier, de sorte qu’on se livre à un jeu de devinettes très happy few pour savoir quoi vient d’où et appartient à qui.
Le problème, c’est que, d’une part, on ne voit pas très bien comment ce bric-à-brac surréaliste (l’ami qui m’accompagnait, à l’esprit mal tourné, me disait que Bob Wilson avait sans doute voulu faire repeindre chez lui et qu’il avait profité de l’occasion pour déplacer tout son foutoir !), comment cette accumulation d’objets, donc, peut renseigner sur le processus mental du créateur. Car à moins de connaître dans le détail le travail du metteur en scène, on a du mal à comprendre comment une figurine de Disney, les chaussures de Dietrich ou une statue africaine donnent la clé de ses spectacles. Et quand bien même on en verrait le lien, il ne serait qu’anecdotique, car il ne suffit pas de savoir que l’artiste admirait la froideur et la sophistication extrême de Marlene pour expliquer le hiératisme et la retenue de ses propres mises en scène. Quand on veut explorer la psyché d’un créateur, il faut que celui-ci joue pleinement le jeu en tendant, à travers les œuvres des autres, un miroir à sa propre création, comme l’avait magistralement fait Ugo Rondinone, il y a quelques années, dans l’exposition, The Third Mind, dont il avait été le commissaire au Palais de Tokyo.
Le problème, c’est aussi, d’autre part, que les œuvres montrées par Bob Wilson, pour celles du moins que l’on peut identifier, sont loin d’être passionnantes. Il y a certes là une belle photo de Mapplethorpe, là un beau dessin d’Hockney ou un profil de Duchamp et des dizaines de petites choses agréables – je ne porterai pas de jugement sur les œuvres d’arts premiers, que je ne connais pas – qu’on serait ravi de voir chez un collectionneur privé, mais qui n’ont nullement leur place dans un musée, qui plus est un musée de l’importance du Louvre. Et c’est là où on touche d’ailleurs au plus grave reproche qu’on peut faire à cette exposition : sa mégalomanie, son auto-centrisme, son absence totale d’ouverture au lieu prestigieux qui l’accueille (elle aurait tout aussi bien pu avoir lieu ailleurs). Invité du Louvre, Bob Wilson n’a nullement cherché à dialoguer avec l’institution et les œuvres majeures qui y sont exposées (comme l’avait si bien fait Patrice Chéreau avant lui) ; il s’est contenté de transplanter son univers quotidien, et encore de petite envergure. « Mais si, me diront ses défenseurs, c’est que vous n’avez pas vu l’autre partie de l’exposition, celle présentée dans la Salle de la maquette, où le maître reproduit en vidéo et avec l’aide de Lady Gaga quelques figures emblématiques choisies parmi les collections du musée ! ». Là, c’est encore pire, et en guise de dialogue, on voit juste la pop star prendre la pose d’une jeune fille peinte par Ingres (Portrait de mademoiselle Rivière), fermer les yeux et essuyer une larme. D’après les explications données par le Louvre, cette incarnation est censée donner de nouvelles dimensions à la délicate peinture, mais on se demande bien lesquelles. N’est pas Bill Viola qui veut : c’est affligeant !
On le voit, cette exposition gadget n’apportera rien à la gloire de l’auteur de spectacles qui auront marqué plusieurs générations de spectateurs. Pire, elle apportera de l’eau au moulin de ceux, hélas encore nombreux, qui estiment que l’art contemporain n’a rien à faire au Louvre. Jean-Luc Martinez, le nouveau directeur du musée, a d’ailleurs déjà décidé, pour des raisons budgétaires, de limiter les invitations extérieures pour se concentrer sur la valorisation des collections. Dommage, car rien n’est plus riche et plus excitant pour l’esprit que cette confrontation entre passé et présent, comme en témoigne par exemple en ce moment, l’œuvre monumentale de Monique Frydman, Polyptyque Sassetta, présentée dans le Salon Carré, qui fait écho au Polyptyque de Borgo San Sepolcro du peintre siennois du Quattrocento Stefano di Giovanni, dit Sassetta, et qui fait preuve d’une intensité chromatique exceptionnelle.
♥ J’oubliais, il y a aussi sa baignoire, en bois et design bien sûr, et une paire de bottes au pied de son lit, à croire que lorsqu’il se lève, le grand Bob ne met pas de chaussons, mais enfile directement ses bottes.
–Living Rooms, jusqu’au 17 février, dans les Salles de la Chapelle et de la Maquette du Musée du Louvre (www.louvre.fr)
Images : Chaise avec une ombre, Robert Wilson © The Watermill Collection : Paire d’escarpins de Marlene Dietrich, Massaro © The Watermill Collection
4 Réponses pour Les « petites » collections de Robert Wilson
J’ai vu l’expo et partage entièrement votre déception. Quel dommage que la créativité de Bob Wilson ait été dépassée par sa mégalomanie !
Encensez-moi, encensez-moi, je ne manquerais pas d’y croire.
Bon, la chaise est quand même chouette.
C’est vraiment que la chaise est belle et d’autres pièces dans l’expo ont de l’allure, mais c’est le principe même qui reste problématique .
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