de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Charles Ray en miroir privé-public à Paris

Charles Ray en miroir privé-public à Paris

Laurent Le Bon, le directeur du Centre Pompidou, l’affirme : « La Pinault Collection n’a pas financé le Centre pour l’exposition Charles Ray, nos budgets étaient parfaitement indépendants, nous avons juste contribué à parts égales à la réalisation du catalogue ». On veut bien le croire, mais il n’empêche qu’une double exposition consacrée à un artiste avec une partie dans une institution publique et une autre dans une institution privée, la Bourse du Commerce, est un montage un peu étrange, qui permet certes une synergie et une approche plus globale du travail de l’artiste, mais qui profite peut-être davantage au privé, qui se fait ainsi justifier, valoriser, pour ne pas dire « labelliser », par le public. Nous ne sommes pas naïfs : on sait que depuis longtemps, nombre d’expositions dans les institutions publiques, dont les budgets sont limités, se font avec l’aide de fonds privés, qu’ils viennent de galeries puissantes, de grands collectionneurs, voire même de maisons de vente. Mais c’est peut-être la première fois que la collaboration se fait autant au grand jour, que les choses sont aussi clairement dites.

Ceci étant, cette double mise en avant permet de découvrir le travail d’un sculpteur que l’on connaît mal en France, parce qu’il y a été peu montré, Charles Ray. Charles Ray est un sculpteur américain né en 1953, qui a fait ses études auprès de Roland Brener et qui a très marqué par Anthony Caro puis par David Smith. Il s’est d’abord consacré à la peinture abstraite et aux installations minimalistes. Dans les années 90 ; il fait entrer la figure humaine dans son travail en réalisant des performances avec son propre corps, en le sculptant ou en le photographiant (un autoportrait intitulé « Yes » est installé sur un mur convexe, comme pour reproduire la modification de la perception liée au LSD qu’il prenait régulièrement à l’époque). Comme il travaille aussi, dans ces mêmes années, comme veilleur de nuit dans un magasin de vêtements, il est fasciné par les mannequins, qui lui apparaissent comme « un véhicule des représentations contemporaines ». Il en réalise plusieurs, mais en augmentant les proportions de 30%, de manière à transformer, là encore de manière hallucinogène, la taille de la pièce et notre rapport à elle. Dans les années 2000, son œuvre devient plus radicale, se dépouillant progressivement, jusqu’à privilégier la monochromie, le poli extrême réalisé en acier inoxydable, en fibre de verre ou en aluminium peints et elle tend paradoxalement vers l’abstraction. En 2009, il répond pour la première fois à une commande qui est celle que lui passe François Pinault pour la proue de la Pointe de la Douane à Venise. Ce sera Boy with Frog, un garçon nu tenant, dans son poing dressé devant lui, une grenouille par la patte, qui deviendra une de ses sculptures les plus connues.

On retrouve cette œuvre singulière à la Bourse du Commerce, qui réunit plutôt les travaux les plus récents de l’artiste (qui ne font d’ailleurs pas tous partie, loin s’en faut, de la Collection Pinault, alors que deux œuvres de cette même Collection se trouvent dans l’exposition de Beaubourg). Dès le parvis, on est accueilli par une pièce en acier inoxydable intitulée Horse and Rider, qui est une représentation de Charles Ray, mais très fatigué et qui semble se laisser porter par un cheval lui aussi fatigué et dont il ne tient pas les rênes (l’œuvre entend ainsi répondre, mais par la négative et le non triomphalisme, à toutes les statues équestres que l’on peut voir à Paris). Et à l’intérieur, ce sont des représentations de sans-abris, de personnages bibliques ou d’une femme endormie, d’hommes nus ou d’enfant qui joue avec une petite voiture qui se succèdent. Sans oublier cet extraordinaire camion de 1948, Unbaled truck, que Charles Ray a récupéré complètement compressé dans une casse, parce qu’il lui rappelait celui qu’il avait abandonné au bord d’une route, un soir où il se croyait poursuivi par des extraterrestres et qu’il a mis des années à redresser, comme pour lui donner une nouvelle vie, mais aussi pour en faire une métaphore du geste sculptural, qui consiste à recomposer très progressivement et méthodiquement le réel.

Au Centre Pompidou -et dans une scénographie radicalement différente, autant fermée que la précédente semblait ouverte-, on est plutôt dans le registre de la rétrospective (ce qui est d’ailleurs davantage la vocation d’un musée). Là, ce sont des pièces qui sont en quelque sorte des miroirs de celle de la Collection Pinault qui sont confrontées les unes aux autres. Ainsi, au camion reconstitué répond une voiture accidentée, Unpainted Sculpture, dont chaque pièce a été moulée sur des véhicules impliqués dans des accidents mortels. Ainsi, au Horse and Rider sans rênes répond l’image d’un homme accroupi (encore l’artiste !) qui semble lacer ses chaussures alors qu’il est pieds nus. Ainsi, au personnage de la femme endormie répond un homme qui dort sur un lit de camp, mais comme il est en bois de cyprès, il pèse moins lourd et son sommeil semble plus léger. Ainsi, aux deux hommes nus de Doubting Thomas (qui reprend l’épisode biblique de l’incrédulité de l’apôtre Thomas, doutant de la résurrection du Christ après la Passion) répond Huck and Jim, qui représentent les deux personnages des Aventures de Hucleberry Finn de Mark Twain, mais dans une posture insolite, sans qu’on sache s’il s’agit d’un geste de protection ou de menace.

L’art de Charles Ray est un art singulier. A certains égards, il peut faire penser à celui de Jeff Koons (même goût de la finition parfaite, mêmes références à des aspects de la culture populaire américaine comme le burger ou le Far West), mais il s’en différencie par une recherche formelle plus affirmée, un travail sans relâche sur les matériaux. Car pour lui, le choix des matériaux est aussi important que l’image représentée elle-même, une œuvre évolue en de nombreuses étapes avant de trouver sa forme définitive et il lui faut parfois des années pour l’achever. Il y a aussi chez lui un rapport très fort à l’histoire de l’art et son travail évoque autant Rodin ou Brancusi que les baroques italiens (voir l’incroyable Christ sans croix qu’il a réalisé, ainsi que d’autres œuvres récentes, en papier fait main). Et son rapport à l’espace et à la proportion est déterminant, ce qui fait que tout son travail est une interrogation sur ce qu’est, au fond, la sculpture. Enfin, même si la nudité est utilisée pour signifier l’intemporalité ou faire référence à l’esthétique de la sculpture antique, on ne peut pas éluder un rapport troublant à l’érotisme gay, comme en témoigne la fameuse pièce Oh ! Charley, Charley, Charley…, dans laquelle l’artiste s’est représenté lui-même six fois, nu, et dans des positions qui évoquent une orgie sexuelle, même s’il n’y a aucune pénétration.

Au final, donc, une œuvre ambitieuse et ambigüe, qui nécessite des éclaircissements pour en saisir toutes les subtilités et à côté de laquelle on pourrait facilement passer. Une œuvre dont on n’est pas toujours sûr, d’ailleurs, de comprendre la finalité, mais une œuvre au rendu parfait et à l’esprit quelque peu provocateur qui correspond bien au goût (comme Koons, déjà cité, ou Adel Abdessemed) de François Pinault, le milliardaire-collectionneur.

-Charles Ray, jusqu’au 20 juin au Centre Pompidou et jusqu’au 6 juin à la Bourse du Commerce (www.centrepompidou.fr et www.pinaultcollection.com)

Images : Charles Ray, The new beetle, 2006 Acier inoxydable peint 53 × 88 × 72 cm Glenstone Museum Courtesy de l’artiste et de Matthew Marks Gallery. © Charles Ray. Photo Joshua White; Tractor, 2005 Aluminium, 144 × 306 × 155 cm Astrup Fearnley Museet Courtesy de l’artiste et de Matthew Marks Gallery. © Charles Ray. Photo Beth Phillips ; Yes, 1990, Photographie couleur, cadre de l’artiste, mur convexe. 135 x 112 x 6,5 cm. , Pinault Collection© Charles Ray Courtesy Matthew Marks Gallery. Photograph by Reto Pedrini, Zurich, Switzerland/Suisse ; Huck and Jim, 2014 Fibre de verre peinte d’après Mark Twain’s The Adventures of Huckleberry Finn 283,2 × 137 × 136,5 cm. © Charles Ray Courtesy Matthew Marks Gallery. Photograph by Josh White

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*