de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Collages de dames

Collages de dames

Mandy El-Sayegh vit à Londres, mais elle est née en Malaisie. On ne sait pas très bien ce qu’a été sa vie, mais on imagine qu’elle a été confrontée à des blessures, des fractures, des tensions. Car son travail montre des corps tuméfiés, disloqués, qu’elle associe à des tas d’autres éléments qui vont de publicités pour des produits de luxe à des grands titres de journaux. L’exposition qu’elle présente chez Thaddaeus Ropac (sa première en France et dans cette galerie) s’articule d’ailleurs à partir d’une table de dissection installée au centre de la galerie, sur laquelle sont disposés des objets trouvés et des fragments provenant de son atelier, dont une vidéo difficilement supportable qui fait alterner des reproductions d’œuvres d’art avec les images du cadavre d’un jeune homme tué au cours d’un acte de violence et qu’on habille pour ses funérailles.

Tout autour sont accrochées deux séries d’œuvres : les Piece Paintings et les Net-Grids. La première est basée sur du collage et de la peinture qui met sur un même plan le texte, l’image, les illustrations des livres de médecine légale dont s’inspire l’exposition, les pages de magazines, les bribes de poèmes, sans chercher à établir une hiérarchie entre les différents éléments, mais au contraire en les aplanissant, les superposant, n’en laissant apparaitre que des bribes. La seconde reprend le même principe, mais en recouvrant la toile d’une grille intense et rouge (la grille du modernisme) qui fait que c’est elle qui apparaît en premier, que les éléments du collage ne sont plus que des fantômes derrière cette surface apparemment neutre, qui réussissent néanmoins à passer entre les interstices. Dans tous les cas, Mandy El-Sayegh n’assène pas de messages politiques, mais sème le trouble, laisse des indices et joue à un jeu subtil entre ce qui est vu et ce qui est caché et qui détermine la position du spectateur.

A l’étage, l’artiste a réalisé une installation in situ avec des pages du Monde, du Figaro et du Financial Times, considérées tout autant pour leur autorité en matière d’actualité et de finance que pour leur dimension plastique. Elle les a posées au sol puis recouvertes d’un latex, invitant ainsi le spectateur à marcher sur le flux d’informations qui nous abreuve (en revêtant de petits chaussons de papier toutefois). Sur certaines pages, elle a sérigraphié des noms de codes d’opérations militaires israéliennes tels que « Autumn Clouds » ou « Sea Breeze ». Le plaisir tactile que le spectateur peut éprouver à marcher sur cette surface est donc vite perturbé par la menace, la guerre, la violence sous-jacente.

Tout l’art de Mandy El-Sayegh est dans cet entre-deux : entre cette manière de montrer et de dissimuler, d’intégrer le spectateur et de le tenir à distance, de ne pas s’en tenir aux informations visibles, mais aux nouvelles qui peuvent naître de l’association d’idées et de formes. Et on y trouve aussi une réflexion sur la peinture car dans ces pages de livres de médecine légale qu’elle utilise, on trouve souvent le mot « figure ». Or la figure évoque également les discours sur la figuration en art et la figure, dans ces pages qui présentent des fragments crus de corps en état de mort ou de contrainte, est réinsérées dans un langage abstrait. « Cette abstraction, dit l’artiste elle-même, est un mode par lequel les éléments et les sujets proscrits peuvent trouver une légitimité. » Démarche exigeante, ardue, mais qui obtient des résultats troublants et d’une grande intelligence.

Beaucoup plus joyeux sont les collages de Mathilde Denize qui expose actuellement à la galerie Pauline Pavec : elle les réalise à partir de chutes de toiles anciennes qu’elle découpe pour en faire un vêtement qu’elle active au cours d’une performance, puis qu’elle accroche directement au mur. On est d’ailleurs stupéfait de l’évolution de cette jeune artiste que l’on avait découverte, il y a quelques années au Salon de Montrouge (cf Mathilde Denize – La République de l’Art (larepubliquedelart.com) : elle est partie du blanc et de la neutralité des petits autels sur lesquels elle plaçait de précaires assemblages d’objets pour aller vers la couleur, l’éclat, la liberté en revenant à la peinture qu’elle avait étudié aux Beaux-Arts dans l’atelier de Djamel Tatah et en passant par la céramique qu’elle avait présenté lors d’une précédente exposition à la galerie. C’est la période de maturation d’un artiste, une période pendant laquelle il ou elle se cherche, fait des allers-retours entre le deuxième et la troisième dimension, pose des jalons qui demandent à être développés. Mais aujourd’hui, Mathilde Denize semble avoir découvert la voie qui lui convient et cette découverte fait déjà l’objet d’une reconnaissance, puisqu’après avoir passé un an à la Villa Médicis, dans l’ancien atelier d’Ingres, elle a eut une exposition personnelle cet automne à la galerie Perrotin de New York, que le même puissant marchand l’expose actuellement sur son stand de Art Basel Miami et qu’elle a été choisie par le prestigieux site Artsy pour son exposition des meilleurs artistes émergents de l’année (« The Artsy Vanguard »).

Chez Pauline Pavec, dans cette petite sélection d’œuvres intitulée Set Up/No Set Up, on trouve, au centre de la galerie, un de ces costumes en toiles découpées et peintes qui sont devenus sa marque de fabrique. Et autour, quelques peintures, dont une, très étonnante, recouverte d’une sorte de tissu transparent qui change de couleur selon la place qu’occupe le spectateur. Mais ce qui séduit le plus dans cet accrochage, ce sont les aquarelles qu’elle a réalisées pendant le confinement et qui sont comme des projets d’expositions. On ne peut plus véritablement parler de collage, mais l’esprit est celui d’éléments disparates que l’on réunit sur le papier ou, comme dans le cubisme, celui d’objets que l’on voit sous plusieurs angles en même temps. La notion de théâtre et la figure de l’Arlequin -chère aux cubistes justement- y est omniprésente. Et les couleurs éclatent, franches, gaies, presque pop. On pense parfois aux compositions de Hockney lorsqu’il rendait hommage à Picasso. C’est léger, enlevé, réjouissant, comme porté par un mouvement et une rapidité qui donnent chaud au coeur.

-Mandy El-Sayegh, Figure One, jusqu’au 15 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)

-Mathilde Denize, Set Up/No Set Up, jusqu’au 15 janvier à la galerie Pauline Pavec 45 rue Meslay 75003 Paris (www.paulinepavec.com)

Images: Mandy El-Sayegh Net-Grid (gucci guilty), 2021 Oil and mixed media on linen with silkscreened collaged elements 161 x 302 cm (MES 1048) ; The Face, 2021 Silkscreened oil and acrylic on linen with collaged elements 218 x 144 cm (MES 1047), Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul © Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat ; Mathilde Denize, Set up for future exhibitions, 2021, aquarelle sur papier, 29,7 x 42 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Pauline Pavec, photo Sarkis Torossian 

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