de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Dans le Marais, mastodontes et challengers

Dans le Marais, mastodontes et challengers

Dans le Marais, qui reste l’épicentre des galeries parisiennes, les grosses enseignes voisinent avec d’autres, plus modestes. C’est un peu le combat de David contre Goliath, de l’Ogre contre le Petit Poucet. Et la programmation est souvent à l’avenant, qui propose des pièces monumentales dans les galeries importantes, tandis que les plus petites sont obligées, faute de place, à des formats plus intimes. Quelques expositions qui s’y tiennent en ce début d’année illustrent parfaitement  ce clivage.

Chez Emmanuel Perrotin, par exemple, qui est un des poids lourds de la scène française, on donne, comme souvent, dans le spectaculaire. L’exposition s’appelle Paris, 3020, et elle est signée Daniel Arsham. L’artiste, qui joue sur le thème de l’archéologie fictive et qui produit des œuvres donnant l’impression de s’éroder, a travaillé ici avec l’atelier de moulage de la Réunion des Musées Nationaux- Grand palais (RMN) et il a fait reproduire dans du ciment de gypse un certain nombre de pièces parmi les plus célèbres au monde (la Vénus de Milo, le Moïse assis ou l’Athéna casquée, par exemple), à l’échelle originale. Puis il a fait des trous dans le ciment, qui apparaissent comme des érosions naturelles et il y a placé des cristaux bleutés qui semblent révéler l’intérieur de la sculpture. Le tout faisant bien sûr allusion à l’idée de futur angoissant, de chefs-d’œuvre qui se détériorent, de temps qui produit son effroyable effet.

On a tendance à comparer le travail de l’artiste américain avec celui de son compatriote Jeff Koons, sans doute parce que l’un et l’autre ont recours à des artefacts de statues antiques ou d’objets du quotidien. C’est une erreur, parce que même si le travail de Koons peut souvent tomber dans le kitch et le mauvais goût (et ce ne sont pas les horribles tulipes dont il a soit disant fait cadeau à la ville de Paris qui me contrediront), il est infiniment plus subtil, plus ambitieux et plus ambigu que celui de Daniel Arsham. Là, on touche une sorte de degré zéro de l’art, un vide absolu sur un thème (l’archéologie du futur), que bien des artistes ont déjà traité et avec infiniment plus de pertinence (je pense entre autres à l’artiste péruvien Nicolás Lamas, représenté par la galerie Meessen De Clercq). Mais tout cela semble beaucoup plaire et, à la boutique, on vend comme des petits pains des posters des œuvres, certains même signés par l’artiste.

Deux autres « grosses «  galeries du voisinage proposent des expositions qui jouent aussi sur l’effet choc: Almine Rech et Thaddaeus Ropac. La première montre les œuvres de Peter Saul, cet ancêtre du Pop, qui a commencé sa carrière grâce à Roberto Matta. Dans des toiles colorées, parfois proche de la BD et qui revendiquent leur mauvais goût, ce sont tous les mythes et les histoires de l’Amérique qui sont mis en scène et déformés. On peut trouver cela tonique, vivifiant et remuant (il a, d’une certaine manière, ouvert la porte à bien des artistes pratiquant la « bad painting »), mais on peut éprouver aussi un sentiment de lassitude devant ces scènes déjà mille fois vues et qui semblent appartenir à une autre époque. D’autant que les céramiques qui sont présentées dans une autre salle de la galerie et qui sont signées, elles, de son épouse Sally –quand on en a un, pourquoi se priver de l’autre ?-, ne relèvent pas vraiment le niveau ni l’originalité de l’ensemble.

Plus subtiles sont les toiles exposées chez Thaddaeus Ropac et que l’on doit, elles, à un autre héritier du Pop, David Salle. Pour cette série, intitulée Self-Ironing pants and Other Paintings, l’artiste, qui est aussi un brillant critique, s’est inspiré de dessins en noir et blanc du New Yorker des années cinquante et de publicités en couleurs de la même époque, qu’il fait cohabiter dans des toiles de grands formats, sur des plans différents, selon un procédé qui relève de la répétition ou du déplacement. « Depuis que j’ai commencé à peindre, j’ai essayé d’obtenir une forme de fluidité et de surprise dans la manière dont les images se connectent, la simultanéité du montage cinématographique dans la peinture », a déclaré Salle en 2003. Il y parvient, avec un brio, une impertinence et un savoir-faire qui n’est pas sans rappeler Picabia (une exposition avait eu lieu il y a quelques années à la galerie qui mettait son travail en parallèle avec celui du peintre dada). Mais là encore, malgré la culture et l’intelligence du propos, on peut se dire que tout cela n’apporte rien de bien neuf et reste un peu vain.

Si l’on veut alors faire davantage de découvertes et aller vers des propositions novatrices, on se tournera vers de plus modestes enseignes, comme la galerie Laure Roynette, qui présente le travail de Laurie van Melle. Cette jeune artiste d’origine lilloise, qui vient juste de sortir des Beaux-Arts de Paris, a une pratique qui mêle l’abstraction et la figuration, qui part d’objets du quotidien pour leur donner une dimension formelle. Sa première exposition s’intitule HM SWT HM (Home Sweet Home) et a pour point de départ le tissu d’ameublement, et plus particulièrement les draps, dont elle reproduit les motifs (des croix, des bandes, des rayures) sur des toiles aux formes irrégulières et sans chercher à masquer l’aspect artisanal du travail. Du coup, c’est tout un pan de la peinture abstraite française qui est évoqué (et détourné) et bien sûr les références à Buren, Morellet, voire Claude Rutault (une définition-méthode pour construire soi-même une cheminée dans le matériau de son choix) abondent. Il y a là beaucoup d’humour et de fraîcheur, mais aussi une relecture assez fine et, d’une certaine manière féministe, de l’histoire de l’art géométrique de ces dernières années.

Moins drôle et beaucoup secret est le travail Viriya Chotpanyavisut, ce photographe thaïlandais, mais qui a fait ses études en France, et que Gilles Drouault/galerie de multiples présente pour la troisième fois. Plus secret parce que touchant à presque rien, à l’ineffable, voire à l’immatériel. En fait, ce qui intéresse l’artiste, ce sont des signes, comme des apparitions, qui se font avec des objets de tous les jours, mais sous un angle et dans une lumière qui leur confèrent une toute autre dimension. Ainsi, dans cette exposition, Circling, très théâtralisée, on voit d’abord une vidéo (la première qu’il montre, mais projetée sur une feuille de papier blanc plutôt que sur un écran) qui est la captation d’un orage et de ses éclairs, la nuit, au Laos. Et tout autour, une série de photographies qui ressortent comme des flashs dans l’obscurité dans laquelle la salle est plongée : ici un iPhone simplement couché sur le sol, là un terrain de foot dont la luminosité ne laisse percevoir qu’une partie du marquage au sol, plus loin un façade d’immeubles moderne dont les fenêtres forment comme les rythmes d’une partition… Tout cela est beau, simple, mystérieux et on sent dans la démarche de Viriya Chotpanyavisut une attention au monde, une manière d’habiter poétiquement le monde qui ne va pas sans un certain mysticisme.

Enfin, pour réconcilier tout le monde, on voudrait citer deux belles galeries qui proposent des expositions collectives ambitieuses: Chantal Crousel et Jérôme Poggi. La première propose une exposition intitulée : Scènes dans une bulle de cristal, qui a pour thème le verre, l’eau, la transparence. Le texte qui la présente et qui fait référence au Jardin des Délices de Bosch n’est pas d’une clarté absolue mais permet surtout de trouver un point commun entre des œuvres de, entre autres, Mona Hatoum, Jean-Luc Moulène, David Douard, Gabriel Orozco, bref les artistes de la galerie. Et de fait, l’accrochage donne la possibilité d’admirer quelques très belles pièces, comme cette vidéo d’Anri Sala qu’on avait déjà pu voir dans sa dernière exposition ( cf http://larepubliquedelart.com/de-la-musique-avant-toute-chose/) et dans laquelle un magicien parvient, apparemment par la force du mental, à déformer certains verres qui viennent juste d’être soufflés. Enfin, on peut observer et écouter aussi l’extraordinaire installation de Tomoko Sauvage, qui consiste à faire fondre des blocs de glace et à amplifier par un micro le bruit que font les gouttes d’eau en tombant dans un bol en porcelaine. Hypnotique !

Quant à Jérôme Poggi, il présente une exposition autour du thème de la peur, réalisée en collaboration avec le marchand d’art et collectionneur Luc Bellier. Et là, ce sont non seulement des œuvres d’artistes de la galerie que l’on peut découvrir, mais aussi de George Grosz, d’Ensor, de Richard Avedon, de Jan Tilius, voire même de Rembrandt (les dessins anciens provenant de la collection de Luc Bellier). L’accrochage ne manque pas d’allure, mais on n’est pas sûr de comprendre tous les liens qu’entretiennent les œuvres avec ce thème universel de la peur et mieux vaut demander quelques explications si l’on veut être sûr de ne pas passer à côté.

-Daniel Arsham, Paris, 3020, jusqu’au 21 mars à la galerie Perrotin, 76 rue de Turenne 75003 Paris (www.perrotin.com)

-Peter Saul, Art History is Wrong, jusqu’au 29 février à la galerie Almine Rech, 64 rue de Turenne 75003 Paris (www.alminrech.com)

-David Salle, Self-Ironing pants and Other Paintings, jusqu’au 29 février à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 (www.ropac.net)

-Laurie van Melle, HM SWT HM (Home Sweet Home),  galerie Laure Roynette, 20 rue de Thorigny, 75003 Paris (www.laureroynette.com)

– Viriya Chotpanyavisut, Circling, jusqu’au 11 mars à la galerie de multiples/Gilles Drouault, 17 rue Saint-Gilles 75003 (www.galeriedemultiples.com)

Scènes dans une bulle de cristal, jusqu’au 29 février à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)

La Peur au ventre, jusqu’au 14 mars à la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg 75004 Paris (www.galeriepoggi.com)

Images : Viriya Chotpanyavisut, Sleep Mobile, 2019, photographie C-print sur papier Hahnemühle Fine Art 285 gr, contrecollée sur aluminium, 50 x 75 cm. Edition GDM (3 + 1EA) ; David Salle, Shining in All Directions, 2019, oil, acrylic and charcoal on linen, 198,1 x 152,4cm, © David Salle/ADAGP 2020, courtesy galerie Thaddaeus Ropac London, Paris, Salzburg, photo: John Berens; Laurie van Melle, Sheets#4, 152x122cm, 2019, huile sur toile, Sheets#21, 49x27cm, 2019, huile sur toile, Courtesy Galerie Laure Roynette ; Tomoko Sauvage, In Curved Water, 2010, blocs de glace, bols en porcelaine, micros subaquatiques, système son, 388 x 360 x 428 cm, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris, photo: Jens Ziehe

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

1

commentaire

Une Réponse pour Dans le Marais, mastodontes et challengers

sylvestre dit :

j’entends la goutte tomber, et le calme vient

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*