De la musique avant toute chose
La Fiac se termine ce week-end et il serait vain de vouloir rendre compte de cette foire qui, quoiqu’on en pense, reste parmi les meilleures et les plus qualitatives du monde. Aux lecteurs qui seraient tentés de s’y rendre, malgré le coût élevé du billet d’entrée (38€ en tarif plein), un conseil parmi les stands à ne pas manquer, les « solo-shows » de trois femmes puissantes : Alicja Kwade chez 303 Gallery, qui joue avec l’espace ; Katharina Grosse chez Gagosian, qui joue avec la couleur ; Ann Veronica Janssens chez Esther Schipper, qui joue avec la lumière. Mais ce ne sont que trois suggestions parmi les propositions des 192 galeries internationales réunies sous la verrière du Grand Palais…
A la Fiac, le bruit, la foule, l’agitation empêchent que l’on soit sensible à la musique et peu d’œuvres sonores y sont présentées. Peu d’artistes, d’ailleurs, travaillent directement avec et sur ce matériau, autrement que comme une illustration ou un environnement festif. Saâdane Afif est de ceux-là. Depuis plusieurs années, il a demandé à des amis d’écrire des textes sur les œuvres qu’il réalisait et, avec l’aide de musiciens, il en a fait des chansons dont il expose les paroles et qu’il fait interpréter lors de soirées performances (qu’il annonce en créant spécialement un poster). Au point que parfois, comme ce fut le cas lors de sa magnifique exposition, Lyrics, au Palais de Tokyo, en 2005, seules les chansons étaient présentées, laissant les œuvres absentes, juste évoquées, comme des fantômes qui planaient sur un univers de réminiscences et de mélancolie. Ce système a aussi pour mérite de mettre en place un fonctionnement de collaborations et d’amitiés cher à l’artiste : de ses propres créations aux textes que ses proches écrivent sur elles, puis aux musiciens qui en font des chansons jusqu’aux aux interprètent qui les chantent.
Depuis plusieurs années, paradoxalement, un des sujets qui intéresse l’artiste n’est pas la musique, mais un projet autour de Fountain, le fameux urinoir de Duchamp, ou plutôt de toutes les reproductions de l’œuvre que l’on trouve dans tous types de publication (cf https://larepubliquedelart.com/saadane-afif-et-le-fantome-de-duchamp/). Mais comme chez Afif, rien ne se perd, mais mute en permanence, il est revenu aux sources en demandant cette fois à des amis d’écrire des textes sur cette pièce légendaire et à Augustin Maurs de composer des musiques sur ces textes (le tout a été baptisé Musiques pour Tuyauterie, puisque, dans l’urinoir, il est bien sûr question de plomberie et de tuyaux d’évacuation). Mais il lui a aussi imposé un défi, car, à la même époque, il a appris qu’un des instruments de musique les plus anciens répertoriés, une flûte, avait été façonné dans un os de cygne et il a eu envie de réaliser un grand écart temporel en faisant en sorte que l’icône de la modernité soit évoquée avec les techniques les plus archaïques. Avec toute une équipe de spécialistes allemands, il a donc fait façonner dix flûtes sur mesure dans des os d’oiseaux de différentes espèces, chacune de ces flûtes possédant une forme et une tonalité particulière et c’est à partir de ces contraintes qu’Augustin Maurs a composé les partitions (les flûtes n’étant pas interchangeables). Le 29 novembre, au club Le Silencio, à Paris, ces Musiques pour Tuyauterie seront interprétées par la flûtiste Susanne Fröhlich et la mezzo-soprano Claudia van Hasselt (un poster, bien évidemment, a été conçu pour annoncer l’évènement).
A la galerie Mor-Charpentier, qui le représente désormais en France, l’artiste montre les différents éléments qui composent ces œuvres. Sur les murs sont reproduits les textes des chansons (signés, entre autres, par Lili Reynaud-Dewar) et dans une boîte en plexi, à côté, sont présentées, sur un fond rose, les flûtes et les partitions qu’elles ont engendrées. Au sous-sol, quelques reproductions de Fountain et le fameux poster pour le concert du 29 sont aussi montrés. C’est une nouvelle preuve de l’inventivité, du brio, de l’humour et de la curiosité qui sont la marque de Saâadane Afif. Quelle sera la prochaine étape ? Des chansons sur les flûtes en os d’oiseau ? Avec un oiseau comme lui, on ne peut jamais être sûr.
Anri Sala a aussi fait de la musique son matériau de prédilection. On se souvient en particulier de sa superbe vidéo, à la Biennale de Venise Ravel Ravel, Unravel (cf https://larepubliquedelart.com/venise-2-demeler-et-reactiver/), où l’on voyait deux interprètes jouer en même temps le Concerto pour la main gauche de Ravel et où on percevait l’espèce d’incertitude qu’engendraient les différences de tempi. C’est un peu le même déplacement et la même incertitude que l’on ressent à la vue du film If and Only If qu’il présente actuellement à la galerie Chantal Crousel. Là, il a demandé à l’excellent altiste Gérard Caussé d’interpréter l’Elégie pour alto seul de Stravinsky, mais de le faire…avec un escargot qui monte sur son archet. Du coup, le musicien s’est vu contraint d’adapter son exécution à la présence de l’animal (en faisant en sorte, par exemple, qu’il ne tombe pas) et l’artiste d’adapter la musique elle-même afin de suivre le rythme de l’ascension. Et la partition, qui d’ordinaire dure environ 5 minutes, est passée à 9 minutes et 47 secondes. On comprend donc qu’il s’est opéré un retournement : ce n’est plus la partition qui donne le rythme de l’exécution, mais l’évolution du gastéropode sur l’archet. Et la musique devient la conséquence de l’action qui se joue dans le film, qui plus est présenté en format cinémascope.
Dans une autre salle de la galerie, qui n’est d’ailleurs pas complètement séparée et où l’on entend encore la musique « allongée » de Stravinsky, est présenté un autre film qui a trait, lui, à un tout autre sujet. On y suit la chaîne de production dans une manufacture de verres à boire. Tout s’y passe normalement, jusqu’à ce qu’un magicien italien, Eddy, n’apparaisse et ne réussisse, par la seule force de son mental, semble-t-il, à tordre le pied des verres déjà achevés et refroidis, les privant de leur fonctions initiales (trois de ces verres sont présentés à l’entrée de l’exposition). On passe donc d’une manipulation, celle traditionnelle, de la fabrication, à celle de l’inexplicable et c’est dans cet entre-deux, dans ce décalage que se situe encore tout l’art d’Anri Sala. Ses expériences, qui peuvent sembler incongrues, amènent les participants à y inventer de nouveaux gestes, à redéfinir une pratique. Et dans cet interstice se glisse une poésie née de l’instabilité face à laquelle se trouve le spectateur. Et qui est suffisamment riche pour qu’il l’investisse et lui donne le sens qu’il désire.
Si les artistes qui travaillent directement la musique comme un matériau à part entière sont rares, ceux qui ont conçu des décors et des costumes pour le ballet ou l’opéra sont légion. On pourrait citer, par exemple, le rideau de scène de Picasso pour Parade ou, plus récemment, les interventions de Marina Abramovic et d’Anish Kapoor pour Pelléas et Mélisande ou de Georg Baselitz pour Parsifal à Munich. Ce fut aussi le cas d’Emilio Vedova (1919-2006), cet artiste italien qui est considéré comme un des plus importants du XXe siècle et que l’on connaît mal en France. Dans les années 80, il fut associé à Prometheus, une tragédie de l’écoute de Luigi Nono, vénitien comme lui, dont il partageait les convictions politiques et pour lequel il avait déjà créé les décors et les costumes d’Intolleranza 60. L’œuvre, qui ne ressemble en rien à un opéra traditionnel et qui joue sur la spatialisation du son, fut créée en 1984, dans l’église San Lorenzo de la Sérénissime, sous la direction de Claudio Abbado et dans une structure en bois conçu par Renzo Piano. Initialement, Emilio Vedova devait créer les éléments de décor censés s’inscrire dans cette structure. Mais au fur et à mesure du processus créatif, la scénographie se réduisit de plus en plus et ces éléments ne furent jamais réalisés, l’intervention du peintre se limitant à l’élaboration d’installations lumineuses qui accompagnent les ondes sonores et décuplent l’expérience globale.
Ce sont les esquisses de ces éléments non réalisés, ainsi que tout un ensemble de documents sur l’opéra, que montre actuellement Thaddaeus Ropac au second étage de sa galerie. Mais aux étages inférieurs, il présente de grandes toiles et des œuvres sur papier de cet artiste qui reçut en 1997, le Lion d’Or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre. On y découvre une peinture puissante, violente, résolument abstraite, mais qui reste ancrée dans la tradition de la peinture vénitienne et, en particulier, du Tintoret. Une peinture profondément engagée, qui joue aussi beaucoup sur l’espace et la lumière et qui fait souvent allusion aux vitraux de Chartres que l’artiste avait découvert dans les années 50. En 1984, le philosophe Massimo Cacciari, par ailleurs auteur du livret de « Prometheus », écrivit : « Pour comprendre la production de ses dernières années, il fallait considérer, avec l’architecture des églises et des figures baroques, son expérience du verre de la fin des années 1960 : la lumière qui transforme la substance, la substance pure qui se déverse dans des transparences toujours changeantes ».
-Saâdane Afif, Musiques pour Tuyauterie, jusqu’au 22 décembre à la galerie Mor-Charpentier, 61 rue de Bretagne 75003 Paris (www.mor-charpentier.com)
-Anri Sala, If and Only If, jusqu’au 24 novembre à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)
-Emilio Vedova, Historical Survey, jusqu’au 5 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)
Images : Vue de l’exposition Musiques pour Tuyauterie de Saâdane Afif à la galerie Mor-Charpentier, courtesy de l’artiste et Mor-Charpentier ; Anri Sala, If and Only If, Based on Elegy for Solo Viola by Igor Stravinsky, 2018, video HD et installation sonore 4.0 distincte, couleur, 9min47s, édition de 6 + 3 AP, courtesy de l’artiste et Galerie Chantal Crousel, Paris, © Anri Sala/ADAGP, Paris (2018) ; Emilio Vedova, Imagine del Tempo ‘50/’51, 1950-1951, huile sur toile, 43,7 x 62,5 cm (EMV 1047), photo : Bruno Zanon, Venezia.
2 Réponses pour De la musique avant toute chose
» Luigi Nono, vénitien comme lui, dont il partageait les convictions politiques »
Mais quelles sont-elles, plus précisément. Éclairez notre lanterne, Patrick Scemama…
Merci d’avance!
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