de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Galerie Allen

Galerie Allen

C’est une petite galerie par la taille, mais qui a su trouver sa place sur la scène artistique parisienne. Par sa programmation pointue et exigeante, mais qui ne cède en rien aux diktats de la mode ou de l’air du temps. Par l’accueil qui y est réservé au visiteur et le soin qui y est apporté à lui expliquer les œuvres. Par la diversité des artistes et des médiums qui y sont présentés. Rencontre avec son fondateur, le très posé et flegmatique Joseph Allen Shea.

« Je suis né en Australie, explique Joseph Allen Shea, en anglais parce qu’il veut être plus précis, bien qu’il s’exprime maintenant très couramment dans notre langue, et j’ai fait des études de cinéma et de graphisme. A l’âge de 21 ans, j’ai quitté Sydney pour Londres et là, j’ai commencé à travailler dans l’édition. Je m’intéressais déjà à l’art contemporain et, à Londres, je me suis mis à fréquenter les espaces d’expositions indépendants qui étaient nombreux à l’époque et qui montraient des artistes qui n’étaient pas forcément représentés par des galeries. J’ai alors monté une petite maison d’édition pour publier des livres qui prolongeaient les expositions de ces artistes et diffusaient leur travail. Puis je suis retourné en Australie et, tout en continuant mon activité de graphiste et d’éditeur, j’ai ouvert un espace qui n’était pas une galerie, mais un « non-profit space », un espace non commercial et dans lequel j’ai montré beaucoup de projets liés, en particulier, à l’architecture. J’ai aussi travaillé à ce moment-là comme critique, comme commissaire d’expositions pour d’autres personnes (voire même des entreprises ou des grandes marques comme Adidas), bref, dans tout un ensemble de secteurs liés au monde l’art contemporain qui se superposaient les uns aux autres.

Mais je voulais revenir en Europe et j’ai donc candidaté pour une résidence à la Cité des Arts de Paris, dans la section « commissaire indépendant », où j’ai été accepté. En fait, je venais rejoindre l’artiste australienne Mel O’Callaghan que je connaissais depuis longtemps (j’avais montré ses films dans mon espace d’exposition à Sydney). Elle vivait en Europe depuis de nombreuses années et, après Prague et Berlin, s’était fixée à Paris. C’est elle qui m’a invité à organiser des expositions dans son atelier, qui se trouvait là où se situe la galerie aujourd’hui, c’est-à-dire rue de Dunkerque, dans le 9ème. Nous avons donc commencé à travailler ensemble et, comme nous voulions continuer à promouvoir des artistes et à faire des expositions, nous avons décidé de monter une structure commerciale qui nous permettait de vendre des œuvres pour financer notre entreprise. L’idée de départ n’était pas vraiment d’ouvrir une galerie, mais davantage de gagner un peu d’argent pour pouvoir poursuivre notre projet en toute liberté et, aujourd’hui, nous continuons à nous impliquer dans des projets extérieurs, comme dans le cadre de Fabre, cette initiative qui est une invitation faite à une artiste (Laëtitia Badaut Haussmann) d’investir un lieu privé, en l’occurrence l’appartement, qui est aussi le lieu de travail, de la collectionneuse et psychanalyste Annabelle Ponroy1. Mais bien sûr, le fonctionnement classique de la galerie, avec son programme d’expositions, ses vernissages, etc. a fini par s’imposer et j’y passe le plus clair de mon temps.

Joseph AllenNous avons ouvert en septembre 2013, mais pas avec une exposition de Mel O’Callaghan, parce que nous ne voulions pas donner l’impression qu’il y avait conflit d’intérêts, compte tenu du fait qu’elle était partie prenante (elle n’a été exposée que bien plus tard). Nous avons porté notre choix sur Maurice Blaussyld, un artiste français qui nous semblait important, qui n’était pas un nouveau venu, mais dont le travail était un peu resté à la marge et avec lequel Mel venait d’exposer au Musée de Rochechouart. Pour moi qui ne connaissais presque personne à Paris, cette exposition a été l’occasion de rencontrer beaucoup de gens, collectionneurs directeurs de musées ou commissaires, qui s’intéressaient au travail de Maurice. Des gens dont je n’aurais jamais imaginé pouvoir faire si facilement la connaissance et cela nous a beaucoup aidé pour la suite. Et travailler avec Maurice a été un réel plaisir, même si ce n’était pas toujours facile. Il m’a obligé à dépasser mes limites, à être encore plus exigeant vis-à-vis de moi-même.

La deuxième exposition était une exposition collective et s’intitulait Turns, Possibilities of Performance. Contrairement à ce que son titre pouvait laisser penser, on n’y montrait pas de performances, mais des objets qui avaient servi ou qui pourraient servir lors de celles-ci. En fait c’est plutôt une exposition de sculptures que l’on pouvait activer et il avait des œuvres de Laurent Montaron Marc Hundley, un collectif auquel appartenaient Ulla von Brandenburg, Julien Discrit et Thomas Dupouy, etc. Puis les expositions se sont enchaînées, au rythme d’une nouvelle toutes les six semaines environ. En fait, nous n’avions pas et nous n’avons toujours pas de ligne directrice. Nous ne cherchons pas à travailler avec telle génération, telle esthétique ou tel mouvement, mais choisissons les gens auxquels nous croyons vraiment, qui nous semblent uniques et avec lesquels nous avons des choses à partager. Et nous ne privilégions pas un médium plutôt qu’un autre, même si moi, par exemple, j’ai fait des études de cinéma : il y a, de fait, des artistes tournés vers la vidéo dans notre équipe, mais aussi d’autres qui font de la peinture, de la sculpture, de la performance, etc.  Aujourd’hui, la galerie représente treize artistes qui viennent d’Australie, de Chine, d’Amérique, de France et Suisse. Mais les choses se sont faites sans concertation, un peu par hasard, ce qui n’est peut-être pas très bon pour le marketing. Ceci dit, lorsque je regarde les galeries que j’admire, qui sont souvent installées depuis longtemps et qui représentent une quarantaine d’artistes, je me rends compte que, pour elles aussi, il est, la plupart du temps, impossible de définir une ligne !

Il n’était bien sûr pas évident de monter une galerie dans ce quartier, le 9ème, où il n’y a pas d’autres galeries comme à Belleville ou dans le Marais, même si la fondation Kadist ou la galerie Untilthen, par exemple, ne sont désormais pas très loin. Mais cet isolement géographique a ses avantages et ses inconvénients. Les inconvénients, c’est évidemment d’être à l’écart et, particulièrement en semaine, de ne pas voir passer beaucoup de monde. Mais les avantages, c’est que les gens qui viennent sont vraiment intéressés par ce que l’on montre, que, du coup, on a du temps pour parler avec eux et que, comme souvent ils prennent rendez-vous, on est sûr de ne pas les rater. Et la raison économique n’est pas négligeable, puisque le loyer est moins cher que dans le centre de la Capitale. Et puis, je me plais bien dans cet espace. Il est de taille relativement modeste, ce qui convient à notre ambition, et nous essayons de lui garder un côté convivial et intime. D’ailleurs Mel O’Callaghan habite toujours l’immeuble derrière et les soirs de vernissage se prolongent par des diners qui ont lieu chez elle. Enfin, s’il est un peu à l’écart des autres galeries, il est près de la Gare du Nord et c’est un grand avantage quand on travaille avec des artistes étrangers. Je dis toujours en plaisantant que, de Londres, la Gare du Nord est le prochain arrêt après St Pancras et qu’elle est aussi le premier arrêt dans Paris lorsqu’on vient de Roissy avec le RER.

Corita Kent 1Nous avons eu la chance de pouvoir participer à la Fiac dès 2015, c’est-à-dire seulement trois ans après notre ouverture. Je ne sais pas ce qui a déterminé les organisateurs à nous accepter, alors que certaines galeries attendent bien plus longtemps avant de pouvoir y exposer. Mais je crois que la proposition que nous avions faite avec les sculptures de Laëtitia Badaut Haussmann était de qualité et d’ailleurs elle a remporté un grand succès, tant du côté de la presse que des visiteurs. Et nous avons aussi été beaucoup soutenu par les autres galeries parisiennes qui nous donné des conseils ou nous ont permis de partager des frais de transport, par exemple. Aujourd’hui, nous faisons environ trois ou quatre foires par an, Fiac incluse. C’est important d’être présent sur les foires, à la fois pour nos artistes et pour les collectionneurs qui nous soutiennent. Et j’aime cela, le fait de parler avec beaucoup de gens différents, de défendre et d’expliquer le travail de nos artistes. Mais c’est aussi un challenge : il faut faire attention à son compte en banque, parce faire les foires coûte cher et qu’il faut parfois vendre beaucoup de pièces pour seulement rentrer dans ses frais et il faut beaucoup d’énergie pour garder le rythme et la force de conviction.

En tant qu’australien, je voulais beaucoup défendre et faire connaître, au début, les artistes de mon pays en Europe. Et nous continuons à travailler avec des artistes australiens à la galerie, puisqu’outre Mel O’Callaghan, nous représentons, par exemple, Angelica Mesiti qui va représenter l’Australie lors de la prochaine Biennale de Venise. Mais au bout de quelques temps, je me suis rendu compte que, même s’il est très facile de communiquer d’un bout à l’autre de la planète aujourd’hui, la géographie reste la même, les frais de transports avec l’Australie sont très élevés et les voyages très longs et coûteux. J’ai donc dû mettre un peu cette ambition en sourdine. Mais je le regrette et c’est quelque chose qui reste dans un coin de ma tête. D’ailleurs je continue à tisser des liens, non seulement avec les artistes, mais aussi avec les collectionneurs et les musées australiens. Et si je peux aider, je le ferais volontiers, car il est parfois difficile, pour les artistes australiens, de se faire reconnaître sur un plan international. Ils doivent souvent s’expatrier pour cela. J’ai des idées, mais elles demandent du temps avant de pouvoir être mises en place.

Corita KentActuellement, nous présentons à la galerie la troisième exposition d’une artiste américaine qui est morte en 1986, à l’âge de 68 ans, et qui n’est pas encore très connue en France, alors qu’aux Etats-Unis, il lui est arrivé de faire la couverture de Newsweek : Corita Kent. C’est une artiste incroyable qui fut tout à la fois activiste, religieuse catholique et professeur d’art. Au cours de son extraordinaire existence –et particulièrement dans les années 60/70, qui furent les plus prolifiques -, elle a créé près de 800 sérigraphies, écrit des livres, tourné des films, fait des happenings et réalisé de nombreuses commandes publiques ou même des campagnes de publicités pour tout à la fois lutter contre l’injustice sociale et témoigner de sa foi en Dieu. Et en tant que femme aussi, elle fut une des premières à se faire entendre à une époque où le Pop triomphait et où le travail des femmes était souvent négligé. Elle alla même jusqu’à collaborer avec les Frères Berrigan, des prêtres jésuites révolutionnaires recherchés et finalement incarcérés par le FBI en 1968 et 1969 pour avoir brûlé des fichiers de l’armée américaine avec du napalm.

L’exposition à la galerie est un hommage à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. On y montre un ensemble de sérigraphies, certaines numérotées, d’autres pas, qui datent toutes des années les plus revendicatives et qui, tout en constituant un témoignage essentiel sur la typographie de l’époque (certaines font penser à des pochettes de disques de Grateful Dead ou d’autres groupes pop), mettent en parallèle le droit des femmes, la justice sociale,  l’engagement contre la guerre au Vietnam et l’amour du Seigneur. A la fin de sa vie, Corita Kent (également appelée Sister Corita) se détachera de la religion et de l’engagement politique pour peindre de belles, mais plus sages aquarelles, que j’envisage aussi de montrer un jour. Mais son travail pendant ces années sauvages, qui est présent dans la plupart des grands musées des Etats-Unis, et l’enseignement qu’elle prodigua à l’Immaculate Heart Community College de Los Angeles restent parmi les plus beaux exemples de ce que put produire la contre-culture américaine… »

1Fabre, 20 rue Fabre d’Eglantine 75012 Paris. Visite sur rendez-vous à contact@fabredeglantine.com ou contact@galerieallen.com.

-Galerie Allen, 59 rue de Dunkerque 75009 Paris (www.galerieallen.com). L’exposition Corita Kent se tient jusqu’au 22 décembre.

Images : vue de la galerie Allen ; Joseph Allen ; Corita Kent, 1, come alive, 1967, sérigraphie, 33 x 58,5 cm, unnumbered, signé, courtesy Corita Art Center, Immaculate Heart Community College, Los Angeles N°INV CK6716_0074 ; 2, harness the sun, 1967, 32 x 58 cm, unnumbered, signé, courtesy Corita Art Center, Immaculate Heart Community College, Los Angeles N°INV CK67160088

Cette entrée a été publiée dans La galerie du mois.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*