Gilles Aillaud, pensée animale
Depuis quelques années, on réévalue l’œuvre de Gilles Aillaud, ce
peintre français mort en 2005, qui s’était surtout fait connaître par ses
représentations d’animaux. Grâce en partie à la galerie Loevenbruck, qui le
représente désormais. Ce n’est que justice, car Gilles Aillaud est une figure
importante de la peinture française d’après-guerre, qui a fait partie -un peu
malgré lui- du mouvement intitulé « la Figuration narrative ». Né en
1928, il est le fils de l’architecte Emile Aillaud. Après une brève carrière
d’acteur, il se consacre à la peinture figurative, par rejet du conformisme qui
avait atteint l’abstraction et par goût du dessin. En 1964, il intègre le
comité du salon de la Jeune Peinture, où il avait déjà montré des œuvres en
1959. Il y défend une ligne très politisée à gauche, qui s’oppose à celle
défendue par les héritiers de l’impressionnisme ou de Bonnard. La même année,
il fait scandale en proposant, dans le cadre de l’exposition La Figuration
narrative dans l’art contemporain, un ensemble de huit tableaux conçus avec
Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, Vivre et laisser mourir ou la Fin
tragique de Marcel Duchamp, qui est un appel au meurtre symbolique de
l’inventeur du « ready made » sous prétexte qu’il ne serait pas allé
assez loin dans la contestation et serait devenu un défenseur de la culture
bourgeoise ( « Si l’on veut que l’art cesse d’être individuel, mieux vaut
travailler sans signer que signer sans travailler », a-t-il écrit à
son propos). Pendant les événements de 68, il participe activement à l’Atelier
populaire des Beaux-Arts, où il conçoit de nombreuses affiches. Par la suite,
son engagement ne faiblira pas, mais il se traduira de manière moins frontale,
peut-être plus détournée, plus élargie.
Il faut dire aussi qu’à partir des années soixante-dix, Gilles Aillaud a ajouté
une nouvelle corde son arc : la scénographie théâtrale. Il a rencontré
Klaus Michael Grüber, qui co-dirige la Schaubühne de Berlin, un peu plus tôt,
et s’apprête à signer avec lui quelques-uns des spectacles les plus mémorables
de ces cinquante dernières années : Les Bacchantes d’Euripide à la
Schaubühne, Faust-Salpêtrière à la Chapelle de la Salpêtrière à Paris, Bérénice
de Racine à la Comédie française, etc. Mais il n’y pas qu’avec Grüber qu’il
travaille pour le théâtre. Jean Jourdheuil, Bernard Sobel ou encore Luc Bondy (Don
Carlos au Chatelet, La Mouette à Vienne, etc.) sont aussi parmi les
metteurs en scène qui le sollicitent. Et suite à une sorte de défi, il va même
jusqu’à écrire une pièce, Vermeer et Spinoza, qui sera créée en 1984 au
Théâtre de la Bastille.
Car en plus de toutes ces activités, Gilles Aillaud écrit. Une pièce, mais aussi de nombreux textes, comme ceux écrits pour le Bulletin du salon de la Jeune Peinture, ou des poèmes. C’est une sélection de ces écrits qui vient d’être rassemblée aux Editions de L’Atelier contemporain, en association avec les Editions Loevenbruck, sous le titre très poétique de : Pierre entourée de chutes. Elle est complétée par différents entretiens que l’artiste a donnés sur la peinture, le théâtre ou la politique. On y voit à l’œuvre une pensée complexe, éminemment nourrie par la philosophie grecque, et qui ne craint pas la contradiction. A propos de ces animaux dans des zoos, par exemple, qu’il a si souvent représentés, au point qu’on l’a taxé de « peintre animalier », il écrit : « Lorsque je représente des animaux toujours enfermés ou « déplacés », ce n’est pas directement la condition humaine que je peins. L’homme n’est pas dans la cage sous la forme du singe, mais le singe a été mis dans la cage par l’homme. C’est l’ambiguïté de cette relation qui m’occupe et l’étrangeté des lieux où s’opére cette séquestration silencieuse et impunie. Il me semble que c’est un peu le sort que la pensée fait subir à la pensée dans notre civilisation.
(…) En ce sens, l’art a bien dans le monde d’aujourd’hui, comme dit Lévi-Strauss, le statut d’un parc animalier. A l’abri des voitures, de grands animaux, innocents et féroces, s’ébattent librement dans les réserves grandioses de la culture. Ils ont des gestes étranges et beaux parfois comme le barrissement dans la nuit. Mais la vraie vie évidemment est ailleurs ». Tout Gilles Aillaud est là, dans ces faux-semblants qui pourraient faire qu’on tienne sa peinture pour ce qu’elle n’est pas, dans ces raisonnements à la fois subtils et polémiques, dans ces discours qui tendent toujours vers un autre sujet que celui apparemment évoqué.
-Gilles Aillaud, Pierre entourée de chutes (édition établie par Clément Layret), L’Atelier contemporain/ Loevenbruck, 672 pages, 120 illustrations, 30€. Une exposition Gilles Aillaud se tiendra à l’automne 2023 au Centre Pompidou.
Image : Intérieur et hippopotame, 1970 ; huile sur toile, 195X250 cm Courtesy galerie Loevenbruck Paris © ADAGP Paris Photo Fabrice Cousset
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