de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Isabelle Alfonsi: « l’émancipation passe par le queer! » »

Isabelle Alfonsi: « l’émancipation passe par le queer! » »

Isabelle Alfonsi est galeriste. Avec Cecilia Becanovic, elle dirige Marcelle Alix, une des galeries les plus exigeantes et les plus prospectives de la scène bellevilloise. Et elle est aussi essayiste. Féministe convaincue, militante pour le droit des minorités, elle publie Pour une esthétique de l’émancipation aux Editions B42, un livre qui vise à déconstruire le modèle dominant qui régit le milieu de l’art aujourd’hui, en refusant l’idée d’un génie solitaire et désincarné, en se revendiquant du mouvement « queer » et en présentant les œuvres dans un autre contexte. Entretien.

La République de l’art : Votre livre s’intitule Pour une esthétique de l’émancipation. Qu’est-ce qu’une « esthétique de l’émancipation » ? En quoi une esthétique peut-elle être émancipatrice ?

Isabelle Alfonsi : C’est la question qui est au centre de l’ouvrage, car lorsque l’on parle d’art et de politique, on pense à deux choses qui sont difficilement conciliables, le premier ayant trop souvent servi aux besoins de propagande du second. Et quand l’art se décrète lui-même politique, il perd souvent de son intérêt en tant qu’œuvre d’art et devient slogan, élément de rhétorique. C’est une relation qui n’a donc pas bonne presse et qui n’a pas donné beaucoup de bons exemples dans l’Histoire, mais qui m’intéresse et qui me permet de faire le lien entre mon goût initial pour les questions politiques et ma profession dans le domaine des arts visuels. Et je pense que cette relation entre art et politique fonctionne, mais pas forcément là où on l’attend, c’est-à-dire pas forcément dans la forme immédiate de l’œuvre d’art, mais plutôt dans ce qui se trouve autour, dans les affects qui l’accompagnent.

J’ai pensé cette « esthétique de l’émancipation » en positif d’une « esthétique de la domination » –celle dans laquelle nous vivons et qui s’exprime dans le système de monstration des œuvres : pour faire court, l’esthétique du marché et de la disponibilité commerciale de celles-ci. La nécessité de rendre ces œuvres disponibles à la vente fait qu’on autonomise le champ de l’art et qu’on le coupe des réalités politiques, sociales, économiques dans lequel il a vu le jour. L’esthétique de l’émancipation consisterait donc à réinscrire très fortement le travail des artistes dans leur contexte d’émergence, c’est-à-dire rappeler quelles étaient les luttes de ces artistes, quelles étaient leurs identités sexuelles ou les mouvements politiques desquels ils étaient proches, bref, faire en sorte que les œuvres ne soient pas vues comme de simples objets de décoration mais qu’on continue à les considérer comme chargées de toutes ces histoires importantes.

-Revenons sur votre parcours personnel : vous vous définissez à la base comme féministe et vous élargissez ensuite à un champ plus large qui est celui de l’art « queer », puisque votre livre porte comme sous-titre : « Construire les lignées d’un art queer ». Comment passe-t-on de l’un à l’autre et en quoi la construction d’un art queer sert à l’émancipation?

-Parce que les luttes queer naissent des luttes féministes, parce que la déconstruction à laquelle procède le féminisme permet de jeter les bases d’un art queer. Si l’on se réfère à l’histoire, par exemple, on voit que le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) a été en partie fondé, dans les années 70, par des féministes qui ont ensuite fait sécession. Les personnes qui se sont battues pour les droits des homosexuel·le·s ont utilisé des arguments qui étaient déjà ceux avancés par les féministes (par exemple, la critique de la conjugalité). A la fin des années 80, le mouvement queer à proprement-parler est né parce femmes et hommes homosexuel·le·s se sont rassemblé·e·s, au moment de l’épidémie du Sida, pour préserver leurs modes de vie qui étaient alors fortement menacés. Féminisme et droits des minorités sont intrinsèquement liés, c’est en cela que les mouvements queer se distinguent des groupes homosexuels masculins et c’est parce qu’ils recouvrent un champ de revendications plus large (également antiraciste et anticapitaliste) qu’ils me semblent à même de servir à l’émancipation de toutes et tous.

-Mais comment pourrait-on définir le queer ? Dans votre livre, vous citez Guillaume Dustan, qui dit : «  Queer, c’est Toi. C’est : Lâche-Toi. ». La définition est un peu vague, non ?

-Je m’en explique dans l’introduction du livre. Pour moi, le queer est vraiment né de cette période historique dont je viens de parler et pendant laquelle gays et lesbiennes ont dû lutter ensemble, nourri·e·s en particulier par la pensée de Michel Foucault et le féminisme. C’est donc avant tout une réaction politique. Aujourd’hui, les normes sociales ont évolué et on peut être un couple homosexuel à peu près accepté par celles-ci. Mais les libertés de celles et ceux qui échappent à ces normes sont toujours menacées et c’est pour eux·elles que le mouvement queer fait toujours sens : les personnes transgenres, les travailleurs et travailleuses du sexe, ceux et celles qui ne veulent pas accepter les injonctions que leur impose une identité sexuelle normée, ceux et celles qui ne veulent pas se définir par des pratiques assimilables à des formes de domination et d’exclusion… C’est encore en cela que les mouvements queer sont irrémédiablement liés à la pensée féministe. Parce que Simone de Beauvoir et Monique Wittig nous avaient déjà appris qu’il n’y a pas d’essence féminine, que « LA » femme n’existe pas, que les choses ne doivent pas être écrites d’avance pour nous selon la forme de nos organes génitaux.

-Pour en revenir au livre, vous relisez l’histoire de l’art récente en empruntant à la philosophe Geneviève Fraisse, qui en a d’ailleurs rédigé la préface, la question de la « lignée ». Mais vous le faites de manière très scindée, avec d’un côté tout ce qui est lié au dominant (le white cube, tout ce qui relève du masculin) et de l’autre le féminin que vous associez beaucoup aux affects…

-Ce n’est pas tant moi qui associe le féminin aux affects, que l’Histoire. Le féminisme, comme le mouvement queer, sont des réactions aux assignations dirigées vers des personnes désignées comme « autres » par ceux qui se vivent dans une forme de neutralité, d’universel. Pendant longtemps, on a écrit, publié, déclaré publiquement qu’à cause de leur sexe, les femmes étaient plus « incarnées » que les hommes, plus proches de leurs états physiques et émotionnels, qu’il y avait finalement quelque chose en elles qui les empêchait d’être artistes ou penseuses, car elles ne pouvaient s’abstraire de leur existence charnelle. Geneviève Fraisse cite souvent cette phrase de Kierkegaard « la femme explique le finit, l’homme court après l’infini ». C’est ce genre de réflexions irrigant l’histoire de la pensée comme celle de l’art qui se poursuit dans une esthétique dominante : on nous a fait croire que pour qu’un·e artiste soit un·e véritable artiste—un artiste au travail « universel » —, il fallait que son œuvre s’autonomise de son existence, de son corps, de ses affects. Je trouve assez invraisemblable, par exemple, qu’on puisse encore faire une exposition sur Cy Twombly ou sur John Cage sans préciser qu’ils étaient homosexuels. Ce simple état de fait permet de complexifier l’histoire des formes : les révolutions artistiques sont souvent liées à des révolutions intimes qui croisent les impératifs politiques de l’époque. Les travaux de Twombly et de Cage doivent aussi pouvoir être lus en lien avec leurs vies qui ont forcément nourri leur façon de travailler et de se départir des automatismes esthétiques qui leur étaient contemporains.

-Vous parlez du fameux rideau de perles de Félix Gonzalez-Torres –qui, rappelons-le, étaient aussi des gouttes de son sang- en déplorant le fait qu’il ait été récemment montré sans qu’on précise que Gonzalez-Torres était gay et que ce sang justement était contaminé. Mais la force de cette œuvre n’est-elle pas aussi qu’elle fonctionne à différents niveaux ?

-Si, bien sûr, et c’est ainsi que l’artiste l’a voulue (je tiens à préciser d’ailleurs que l’exposition à laquelle je faisais allusion était celle de la collection Pinault à Venise en 2009, mais que cette année, dans le même lieu, « Untitled » (blood) a été montré avec des éléments de contextualisation qui permettent à nouveau de saisir la complexité de cette œuvre[1]). Ce qui me gêne, ce n’est pas qu’elle soit présentée une fois sans référence au sida, mais de réaliser que cette façon de l’exposer provient d’un système d’effacement des affects afin d’en faire seulement un bel objet minimaliste sans histoire. L’œuvre doit pouvoir être lue avec à l’esprit l’ensemble de ses composantes pour qu’on puisse s’y identifier, se rattacher aux histoires qui ont entouré son élaboration et qui expliquent l’intérêt qu’on lui porte depuis un point de vue minoritaire. L’esthétique mercantile de la domination nous exclut des identifications que l’artiste lui-même souhaitait pour son œuvre. C’est beaucoup plus compliqué, de mon point de vue, de se connecter à une œuvre consacrée comme le produit du « génie » artistique : on l’accepte comme évidente et naturelle mais comment fait-elle sens pour nous aujourd’hui, comment nous aide-t-elle à avancer sur nos propres chemins ? Comment pouvons-nous être accompagné·e·s par les œuvres d’art sur le chemin de l’émancipation ? C’est la question du livre.

-Au fond, les questions queer, dans votre livre, prennent le pas sur les questions purement féministes (même si, encore une fois, vous montrez à quel point les deux sont liées). Pourquoi ne pas avoir plutôt cherché à étudier les formes que le féminisme avait prises dans l’art ces dernières années ?

-Parce que la question queer m’a touchée intimement et qu’elle correspond à ma vision du féminisme. Elle inclut tout particulièrement les questions sexuelles. Le féminisme queer interroge nos désirs, les objets de nos désirs, la multiplicité de ces objets désir, des notions qui ont été évoquées par Foucault avant de mourir du sida et qui restent très prégnantes aujourd’hui. De même que la notion d’injonction au sexe, d’ailleurs, qui est une autre forme de norme. On s’est libéré sexuellement, mais maintenant, qui va nous libérer du sexe ? se demandait aussi Foucault. C’est une des questions que se pose également le mouvement queer. Il offre une approche très riche des sexualités qui empêche de rester dans le confort d’un regard binaire (homme/femme, homosexuel/hétérosexuel) qui appauvrit nos expériences.

-Dans votre livre, les artistes et les théoricien·ne·s auxquel·le·s vous faites référence sont souvent américain·e·s. Parce que c’est Outre-Atlantique que le mouvement a vu le jour ?

-Pas seulement. Il est vrai que mon champ d’études était à l’origine en partie nord-américain (mais également français) et qu’avec leurs universités, leurs publications, les Etats-Unis ont une force de frappe inégalée. J’aurais à vrai dire pu développer [2]les mêmes arguments en partant d’un corpus intégralement français ou anglais, d’autres pays. En fait, la force du mouvement queer naissant était de se mettre en réseau et de fournir des éléments de réflexion qui pouvaient s’appliquer partout. Act Up, par exemple, est né en 1987 à New York pour répondre à la stigmatisation des malades du Sida, mais il a créé un mode de militantisme qui a pu être repris et adapté en France, où le Pen demandait au même moment l’ouverture de sidatoriums pour parquer les malades…

-Mais qui sont alors les artistes queer aujourd’hui ? Dans le livre, vous n’en citez que quelques-un·e·s…

-Effectivement, je parle des artistes dont je suis proche, dont je connais bien le travail et qui assurent, à mon sens, la continuité de ces idées : Pauline Boudry et Renate Lorenz, qui ont représenté la Suisse cette année à la Biennale de Venise, Jean-Charles de Quillacq, Paul Maheke, Myriam Lefkowitz…Mais le but n’était pas d’établir une liste ou de décréter quel·le(s) artiste(s) étai(en)t queer ou pas. L’idée est plutôt de décrire un mode de pensée et une méthode de travail commune à ces artistes qui ont tous et toutes ressenti le besoin de se situer, de reconstituer des lignées, des parentés historiques, pour pouvoir expliciter leur place aujourd’hui. Pour moi, écrire ce livre c’est une manière de communiquer avec eux·elles, de leur dire : « Je vois où vous êtes, vous avez raison de continuer à insister pour pouvoir parler depuis cet endroit-là. »

-Vous êtes aussi galeriste, c’est-à-dire au cœur du marché qui vise à autonomiser les œuvres et que vous dénoncez (vous représentez d’ailleurs Pauline Boudry/Renate Lorenz et Jean-Charles de Quillacq, trois des artistes queer que vous venez juste de citer). Comment assumez-vous ce paradoxe ?

-Je crois qu’il faut « habiter la contradiction », comme l’écrit très justement Geneviève Fraisse, c’est-à-dire qu’en étant à l’intérieur des systèmes on peut essayer de les dérégler. L’idée est de déjouer les règles, d’éviter, autant que faire se peut, le mode de fonctionnement traditionnel de la galerie qui consiste à impressionner le·la client·e en lui faisant croire que l’œuvre que vous essayez de vendre est la seule à acheter. Les textes à travers lesquels nous nous exprimons à la galerie sont écrits à la première personne pour assumer la subjectivité qui est liée à notre rôle de galeristes. Nous cherchons à accompagner les œuvres, à les inclure dans un discours qui ne les isole pas comme le produit d’un génie solitaire, mais les rattache aux conditions de leur conception et de leur production. Nous essayons de faire en sorte que notre rapport aux artistes et aux client·e·s soit basé sur la compréhension, les affinités électives, la confiance. Je me suis d’ailleurs rendu compte que les rares problèmes que j’ai pu avoir avec certain·e·s collectionneur·euse·s étaient liés au fait qu’il·elle·s avaient acheté une œuvre sans bien la regarder et sans la comprendre ! C’est notre rôle de faire en sorte que les malentendus autour des œuvres ne subsistent pas. Bien sûr chacun·e est à même de se raconter ses propres histoires face aux œuvres, mais c’est à nous qui accompagnons les artistes, de faire vivre le plus longtemps possible leurs affects autour des œuvres.

[1] « Luogo e segni », Pinault Collection Pointe de la Douane, Venise, cur. Martin Bethenod et Mouna Mekouar.

Pour une esthétique de l’émancipation, Isabelle Alfonsi, préface de Geneviève Fraisse. Editions B42, 160 pages, 22€.

Images : portrait d’Isabelle Alfonsi, photo Matt Taylor ; Akimbo (collectif): Sex Is & Just Sex, 1989, archives LGTB de San Francisco


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commentaires

3 Réponses pour Isabelle Alfonsi: « l’émancipation passe par le queer! » »

Jean-Marc Le Gall dit :

« L’esthétique de l’émancipation consisterait donc à réinscrire très fortement le travail des artistes dans leur contexte d’émergence, c’est-à-dire rappeler quelles étaient les luttes de ces artistes, quelles étaient leurs identités sexuelles ou les mouvements politiques desquels ils étaient proches, bref, faire en sorte que les œuvres ne soient pas vues comme de simples objets de décoration … » (cit.)

Mais il n’y aurait donc rien entre la « décoration » et l’expression de ces luttes et identités ? Beaucoup d’artistes ne se vivent pas « en lutte », ou pas sur ce terrain, faut-il alors les considérer comme négligeables ? Et leur oeuvre n’est en outre pas nécessairement l’expression de leurs positions/situations personnelles, voire intimes … Ne serait-ce pas un autre cliché de soutenir l’inverse ?

Isabelle Alfonsi dit :

Cher Jean-Marc,
Le sujet du livre consiste justement à combattre une vision de l’art « depuis le survol, depuis nulle part » pour citer Donna Haraway, c’est-à-dire une vision relativement consensuelle qui autonomiserait complètement l’oeuvre de son créateur ou de sa créatrice. Je crois que les conditions de vie des artistes se reflètent dans les sujets choisis, la technique ou la forme que l’oeuvre prend, que les artistes aient eu ou pas de clairs engagements politiques. Leurs œuvres sont liées à leurs engagements humains: comme toutes les productions humaines, elles expriment une subjectivité. J’espère que mon propos sera un peu plus clair pour toi à la lecture du livre.
Bien à toi,
Isabelle

Jean-Marc Le Gall dit :

Bonjour Isabelle,

En effet, je lirai le livre !
Je réagissais précisément à cette partie de l’itw, par ailleurs fort bien menée.

Que les œuvres reflètent les conditions de vie de l’artiste, qu’elles expriment une subjectivité, tout le monde en convient. C’est même l’évidence et, par exemple, une constante de l’analyse de la littérature depuis le 19ème siecle.

Mon propos n’est donc pas de soutenir l’inverse, moins encore l’idée d’une « autonomisation complète » de l’œuvre de son créateur. En revanche, traduire comme tu le fais la subjectivité de chacun des artistes à la question de [leurs] « luttes, […] de leurs identités sexuelles ou [aux] mouvements politiques desquels ils étaient proches » me semble simplement tout aussi réducteur.

Autrement dit, si cette dimension identitaire et politique peut contribuer à expliquer la forme prise par la création de certains d’entre eux, en revanche elle me semble accessoire, au moins pas déterminante, ou intéressante, pour nombre d’entre eux. Cette dualité me semble bien illustrer le beau double portrait de Houseago et de Schütte, écrit par notre hôte en mars dernier.

Je comprends que tu consacres ton énergie aux premiers (en lutte, etc.), et cela m’intéresse, mais la généralisation me gêne.

Allez, je vais me mettre à la lecture !

Très amicalement.
Jean-Marc.

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