de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Je me souviens de 2019

Je me souviens de 2019

L’année 2019 n’est pas encore complètement terminée, mais déjà il est temps de se souvenir. D’habitude on établit des classements en cette fin décembre, les tops et les flops des douze mois qui viennent de s’écouler. Mais je préfère laisser ma pensée vagabonder et vous faire part de souvenirs d’expositions tels qu’ils me viennent à l’esprit…

Il y a d’abord une exposition dont je n’ai pas parlé dans ces colonnes, mais qui est sans doute une des plus puissantes que j’ai vues récemment. Il s’agit de l’exposition d’Antony Gormley qui s’est tenue à la Royal Academy of Arts de Londres et qui s’est achevée récemment. On connait bien le travail de Gormley et sa manière d’interroger toutes les possibilités qu’a le corps de s’inscrire dans l’espace. Mais sans doute parce qu’il s’agissait d’une exposition particulièrement importante pour lui (la RA étant le lieu de l’ultime consécration), le sculpteur anglais y a prêté un soin tout particulier. Depuis le bébé qui dormait, minuscule et presqu’invisible, le visage tourné contre le sol, dans la cour extérieure de l’édifice, jusqu’à la salle où le même corps masculin nu et en acier était accroché sous tous les angles, du sol au plafond, ainsi que sur les murs, il a exploité toutes les dimensions, toutes les positions, du plus grand au plus petit, de l’imperceptible au spectaculaire. Et le spectateur était invité à expérimenter ces espaces (à devenir donc lui-même une sculpture dans l’espace), en contournant, par exemple, une salle dans  laquelle des fils métalliques étaient tendus de toutes parts ou en entrant dans une énorme construction en acier qui passait de l’obscurité la plus complète à la lumière. Avec deux salles consacrées au dessin, une activité qui tient une place véritablement complémentaire dans le travail de l’artiste, cette exposition est sans doute une des plus structurées et des plus abouties qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps.

Je n’ai pas non plus parlé du Prix Emerige, qui se tenait cette année dans un immeuble du XIe arrondissement voué à une destruction prochaine et non, comme les années précédentes, dans la Villa du XVIe. Sous le titre L’Effet falaise, douze artistes étaient réunis avec des pratiques extrêmement différentes, allant de la peinture figurative fortement ancrée dans l’histoire (Maxime Biou) à des installations ultra connectées et technologiquement pointues (Charlie Aubry). Le lauréat, Paul Heintz, est un vidéaste qui a réalisé, entre autres, un film où il correspond avec un peintre chinois spécialisé dans l’imitation de tableaux de maîtres. Il aura donc une exposition personnelle, l’an prochain, chez gb agency, la galerie associée au Prix cette année, mais on a aussi remarqué le travail de Tirdad Hashemi, une jeune artiste d’origine iranienne venue vivre à Paris en partie pour pouvoir assumer librement son homosexualité et qui réalise des petits dessins rapides, volontairement maladroits, mais qui disent à la fois son spleen, son mal du pays  et son énergie vitale. Enfin, comme le Prix fêtait son cinquième anniversaire et que l’espace s’y prêtait, on a organisé une exposition des cinq précédents lauréats. C’était l’occasion de revoir le travail d’artistes qui ont tous fait leurs chemins depuis, et en particulier celui d’Edgar Sarin, un artiste avec lequel nous nous étions entretenus (cf http://larepubliquedelart.com/edgar-sarin/) et qui montre à quel point sa connaissance des matériaux et la justesse avec laquelle il les assemble ont évolué depuis qu’il a obtenu le Prix.

Je n’ai pas non plus parlé des Biennales, qui étaient nombreuses cette année. Pas de la Biennale de Venise, par exemple, peut-être parce que le parti-pris du commissaire, Ralph Rugoff, qui consistait à demander aux artistes de concevoir des œuvres différentes pour l’Arsenal et les Giardini ne m’a pas semblé toujours très pertinent. Peut-être aussi parce que le Pavillon français, avec le film de Laure Prouvost, qui a été très remarqué, m’a particulièrement énervé, sorte de gros clip d’un optimisme forcé et plein de clichés, qu’on ne pouvait voir, sans raison particulière, qu’après avoir emprunté une porte dérobée (ce qui bien sûr occasionna des queues monstres). Mais le voyage à Venise se justifiait, ne serait-ce que pour le très bel et minimal accrochage de pièces de la Collection Pinault réalisé par Martin Bethenod et Mouna Mekouar sous le titre Luogo e segni, du nom d’une œuvre de Carol Rama (cf http://larepubliquedelart.com/luogo-e-segni-elegance-calme-et-limpidite/).

Je n’ai pas davantage parlé de la Biennale de Lyon, qui se tenait, elle, dans les anciens locaux de l’usine Fagor, dans le quartier de Gerland. Et les traces des activités de cette ancienne entreprise spécialisée dans l’électroménager sont encore visibles dans les immenses hangars où elles étaient produites. Sans doute trop et c’est ce qui a en grande partie handicapé cette Biennale. Car on finissait par ne plus savoir ce qui relevait des œuvres et ce qui appartenait de l’histoire du lieu (sans que cette incertitude soit productive) et le gigantisme se révélait plus un piège qu’une aubaine pour certains artistes dont le travail nécessite davantage d’intimité. Qui plus est, la sélection, réalisée par l’équipe curatoriale du Palais de Tokyo qui venait de perdre son capitaine (Jean de Loisy étant parti pour la direction des Beaux-Arts de Paris) se révélait disparate et on voyait mal le fil rouge unissant ces pièces regroupées sous le titre de Là où les eaux se mêlent, une référence aux machines à laver fabriquées dans les usines. Certaines œuvres, toutefois, traient leur épingle du jeu, comme la très belle installation de Petrit Halilaj, vestige d’une fête-performance qu’il organisa dans son village du Kosovo et qui consistait à redonner vie, avec l’aide de tous les habitants, à un centre culturel pluridisciplinaire que la guerre avait réduit au silence (une vidéo, projetée dans une salle adjacente, permettait de voir l’intégralité de cette fête).

Enfin, je n’ai pas non plus parler de l’exposition Peter Hujar qui a eu lieu au Jeu de Paume. Peter Hujar est un magnifique photographe mort trop tôt du Sida en 1987. Ses portraits, en noir et blanc, celui de Susan Sontag, par exemple, ou celui de son élève et amant David Wojnarowicz, ont une douceur et une force qui n’appartiennent qu’à lui. Et ses photos d’animaux et ses nus, à la fois crus et infiniment poétiques, lui confèrent une place à part parmi les photographes de son époque. On était content, donc, que le Jeu de Paume consacre une exposition à cet artiste trop rarement vu en France. Mais ce qui était encore plus réjouissant, c’était de voir que les couloirs de la Gare de Lyon, en travaux, reprenaient, en les agrandissant, les images de cette exposition et c’est ainsi tout un monde alternatif, le New York des années 70 et 80, avec ses marginaux et ses figures tutélaires, que pouvait admirer le voyageur, en allant prendre son train.

Côté révélations, deux noms me viennent : celui d’Odonchimeg Davaadorj, jeune artiste d’origine mongole, au physique de mannequin et qui, dans la lignée d’une Louise Bourgeois ou d’une Kiki Smith, réalise des dessins à l’encre représentant des femmes aux corps morcelés ou en lien profond avec l’animal (cf http://larepubliquedelart.com/odonchimeg-davaadorj-la-fragilite-et-la-force/), et celui de Chen Ching-Yuan, jeune artiste taïwanais qui a eu une première exposition en France à la galerie Mor Charpentier et  qui peint, dans un style qui n’est pas sans rappeler celui des peintres flamands d’aujourd’hui, des tableaux où c’est toute la question de l’individuel et du collectif, un sujet particulièrement pertinent en Asie, qui est en jeu (http://larepubliquedelart.com/chen-ching-yuan/). Mais il y en a bien sûr bien d’autres, dont le nom me viendra à l’esprit aussitôt que j’aurais posté cet article, et d’autres auxquels vous-mêmes aurez pensé et que je vous invite vivement à rajouter à la liste. En attendant, bonnes fêtes de fin d’année à tous !

Images : Vue de l’exposition d’Antony Gormley à la Royal Academy of Arts de Londres ; vue de l’exposition du 5e anniversaire du Prix Emerige avec des œuvres d’Edgar Sarin ; vue de l’installation de Petrit Halilaj à la Biennale de Lyon ; vue des couloirs de la Gare de Lyon reprenant les photos de Peter Hujar présentées au Jeu de Paume; Chen Ching-Yuan, White, huile sur toile, 35 x 27 cm. courtesy de l’artiste et Mor Charpentier, Paris.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaire

Une Réponse pour Je me souviens de 2019

Patrick Scemama dit :

Il est un fait notable dont je n’ai pas pas parlé dans cette fausse rétrospective: l’ouverture à Romainville de Komunuma: cet automne, en effet, quatre galeries -et non des moindres: Air de Paris, Jocelyn Wolf, In Situ Fabienne Leclerc et Vincent Sator-, se sont installées sur le site de la Fondation Fiminco qui devrait ouvrir ses portes, elle, prochainement. Les plâtres n’étaient pas secs, les travaux pas complètement finis (il y a eu quelques mauvaises surprises depuis), mais, à terme, et peut-être quand d’autres galeries viendront compléter l’ensemble, le projet devrait devenir un pôle de la scène artistique parisienne.

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