Orsay et les contemporains
Le Musée d’Orsay, ouvert en 1986, couvre, on le sait, les œuvres de la seconde partie du XIXe siècle et du début du XXe (en gros jusqu’aux Impressionnistes). Mais il ne s’interdit pas d’accueillir des contemporains. C’est ainsi qu’en ce moment, alors que Yan Pei-Ming répond à L’Enterrement à Ornans de Courbet -à l’occasion du 200e anniversaire de la mort du peintre- par un triptyque important qu’il a baptisé L’Enterrement à Shanghai, Christodoulos Panayiotou présente une exposition qu’il a intitulée, lui, LUX S.1003 334. En fait, cette appellation mystérieuse correspond à l’inscription qui figure au dos de la sculpture de Rodin La Pensée, un des chefs d’œuvres du musée, et constitue son numéro d’archivage. Il a mis cette sculpture au centre de l’exposition et l’a placée sur un nouveau socle, qui conserve aussi une marque de son exploitation et de son parcours historique. Cette démarche est assez révélatrice du travail de l’artiste, qui consiste à montrer les histoires, surtout d’ordre social et économiques, qui se cachent derrière les choses. Ainsi, il a installé, de manière pérenne, à l’entrée du Musée d’art moderne et contemporain du Centre Pompidou, un sol en marbre qui est composé de plaques dont certaines sont volontairement à l’envers, de manière à laisser voir les indications qu’elles recèlent et qui relèvent autant du plan de pose que du lieu d’où elles proviennent et des conditions dans lesquelles elles ont été produites.
Au Musée d’Orsay, il a aussi réfléchi sur le temps, l’idée de conservation et de muséification. Ainsi, après avoir travaillé pendant plusieurs mois avec les équipes de conservation et de restauration, il a imaginé un certain nombre de pièces qui sont composées de cette trace du temps qui s’écoule, des visiteurs qui passent et des choses qui s’altèrent. Il a, par exemple, récupérer le vernis jauni de certaines œuvres pour en faire des sortes de monochromes qui pourraient faire penser à toiles abstraites modernistes, alors qu’elles ne sont constituées que de rebut et de déchet (à l’instar de ses « Pulp Paintings » qui apparaissent, au loin, comme des toiles abstraites, alors qu’elles sont faites de billets de banque dévalorisés et broyés) . Ou il a récupéré la moquette ayant servi à une des expositions les plus fréquentées du musée pour la montrer telle quelle, en laissant voir ses altérations et la trace de tous les visiteurs qui l’ont foulée. Ou c’est la poussière qui s’accumule et qui finit par s’agglomérer qui l’a inspiré et lui a donné l’idée d’autres pièces. A chaque fois, il s’est servi des interstices, ce de qu’on ne distingue pas mais qui est malgré tout présent, pour montrer ce qu’on pourrait appeler la face cachée, l’envers du décor. L’exposition peut sembler radicale, et elle l’est, comme une bonne partie du travail de Christodoulos Panayiotou, mais elle est très intelligente, subtile et donne au visiteur qui voudra bien prendre le temps de s’y attarder des satisfactions intellectuelles qui compenseront peut-être la raideur esthétique de l’ensemble.
D’autant qu’elle est présentée en parallèle avec une performance, Dying on stage, en collaboration avec le Festival d’Automne, qui est sans doute la matrice de son travail. Il s’agit d’une performance qui traite de l’impossibilité de montrer la mort en scène et a pour point de départ la chorégraphie de Rudolph Noureev pour le ballet La Bayadère –et plus spécifiquement la mort d’un personnage nommé Nikiya -à l’Opéra de Paris, alors qu’il était déjà très malade (Christodoulos Panayitou a lui-même été danseur). Elle se présente sous la forme d’une conférence illustrée par de nombreux extraits vidéo qui vont de Pasolini à Callas dans Tosca en passant par des émissions de télé réalité ou Dalida interprétant Je suis malade. Une première partie de 2h30 a déjà été donnée précédemment, ainsi qu’une deuxième de durée équivalente. Samedi, l’artiste présentera une version qui inclut ses deux premières parties et en ajoute une troisième (durée totale de la performance : 6 heures !). Un pari un peu fou, mais qui permettra de s’immerger totalement dans son univers très pensé (« Je travaille à l’endroit où la triangulation entre le personnage, le spectateur et l’acteur est radicalement bouleversée par la question de la mort, là où les biographes infiltrent les fictions, et vice versa », précise-t-il). Et qui, malgré sa démesure, ne manquera sûrement ni d’humour ni de second degré.
Un autre artiste contemporain est présent en ce moment au Musée d’Orsay, au même étage que Christodoulos Panayiotou : l’italien Francesco Vezzoli, à qui le Musée de Monaco avait consacré une belle exposition, en 2016 (cf https://larepubliquedelart.com/monaco-glamour-toujours/). En fait, il intervient surtout comme « complice » dans une exposition consacré à l’écrivain Huysmans. Huysmans, on le connait surtout comme romancier et en particulier pour son célèbre A rebours, dont le personnage principal Des Esseintes incarne la figure même de l’esthète raffiné et décadent. Mais on connait moins son activité de critique d’art. C’est celle-ci qui est évoquée dans l’exposition, en lien avec l’évolution de son œuvre romanesque, et plus spécifiquement sa défense du réalisme issu de Baudelaire, « le peintre de la vie moderne ». On y voit les artistes qui ont formé son jugement et qu’il a défendus (Degas, à qui le Musée consacre parallèlement une grande exposition sur ses liens avec l’Opéra de Paris et qui entre aussi en écho avec l’exposition de Christodoulos Panayiotou, Manet, Caillebotte, Gervex, etc.). Mais pour Huysmans, cette défense du réalisme n’était pas incompatible avec un goût pour le symboliste et ce sont alors Gustave Moreau, Redon ou Félicien Rops qui sont convoqués sur les cimaises. Enfin, peu de temps avant sa mort, l’écrivain aura la révélation de la peinture de Grünewald et c’est alors l’art religieux qui occupera ses pensées et son travail.
Tout au long de ce parcours, Francesco Vezzoli, qui se reconnaît dans l’univers esthétique de Huysmans, intervient de manière modeste. Il place quelques-unes de ses broderies (en général des images de femmes célèbres sur lesquelles il rajoute des larmes), conçoit des espaces différents, bleu, rouge et noir, selon les ambiances ou évoque la maison de Des Esseintes qui fut elle-même recréée par un autre écrivain décadent de la même époque, Gabriele D’Annunzio. Mais à la fin, il n’y tient plus et place deux œuvres de grande dimension qui sont sa marque propre : d’une part une énorme tortue, sertie de pierres précieuses, qui renvoie à la tortue dont il est question dans A rebours et qu’il appelle malicieusement Tortue de soirée et d’autre part un immense triptyque qui porte le nom de Jésus-Christ Superstar et qui unit Huysmans et Grünewald dans un même geste baroque. Avec Francesco Vezzoli, le camp n’est jamais loin, mais la culture et la dérision non plus.
– LUX S.1003 334 de Christodoulos Panayiotou, jusqu’au 19 janvier, la performance Dying on stage aura lieu samedi 14 décembre à 13h30 à l’Auditorium
–Huysmans, de Degas à Grünewald, sous le regard de Francesco Vezzoli, jusqu’au 1er mars
Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur 75007 Paris (www.musee-orsay.fr)
Images : vue de l’installation Christodoulos Panayiotou 18 octobre 2019 © Christodoulos Panayiotou, Courtesy the artist, le Musée d’Orsay and kamel mennour, Paris – London ; vue de la Tortue de nuit de Francesco Vezzoli dans l’exposition Huysmans © Musée d’Orsay-Sophie Crépy
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