de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La démesure et l’humilité

La démesure et l’humilité

Ces dernières années, Anselm Kiefer a été très présent sur la scène artistique française: exposition sur ses livres à la Bibliothèque nationale en 2015, grande rétrospective au Centre Pompidou en 2016, confrontation avec Rodin au Musée du sculpteur l’an passé, le travail de l’artiste allemand qui vit depuis de longues années en France semblait avoir été montré sous toutes ses formes et dans tous ses aspects. C’est donc sans grande attente – si ce n’est celle de voir des pièces dans la lignée de celles que l’on avait vues récemment -, que l’on se rendait à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin, où Kiefer expose une nouvelle série d’œuvres inspirées par le philosophe nihiliste italien, Andrea Emo (on sait à quel point la poésie, la littérature et la philosophie ont toujours nourri sa réflexion). Or, surprise, ces nouvelles œuvres ne sont en rien une redite de ce qu’il a pu montrer précédemment, elles constituent une ouverture inédite dans son travail, un renouvellement, même si elles recourent aux matériaux qui font partie de son vocabulaire de base.

Pour les réaliser, Kiefer a utilisé des peintures anciennes (très souvent des paysages), dont il n’était pas totalement satisfait et sur lesquelles il a fait couler, à plat, du plomb à l’état liquide. En se solidifiant, le plomb a soit recouvert une partie de la toile, soit arraché le pigment en la calcinant et en constituant à sa surface une nouvelle forme qui s’en détache. Le tout donnant un résultant à mi-chemin entre la peinture et la sculpture d’une grande beauté et sur lequel certaines couleurs réapparaissent, comme prises en étau entre la surface picturale et le métal en fusion. A cette vingtaine de toiles, la plupart de très grand format, où le geste artistique impressionne et où se joue, d’une certaine manière, quelque chose qui peut faire penser à l’abstraction lyrique, Kiefer a rajouté trois sculptures pures, qu’il présente dans des vitrines et où le plomb joue encore un rôle essentiel. L’une d’elles s’intitule « Les Argonautes » et on y voit une série d’avions de différentes tailles, suspendus en l’air par un fil au-dessus d’un sol craquelé, et semblant voler vers un nuage menaçant. Là, on ne peut pas croire que l’artiste n’ait pas voulu faire référence à Josef Beuys, qui a été son maître.

Kiefer Ropac 1Au fond, toute l’exposition se joue autour du thème éminemment romantique de « mort et de renaissance » (c’est d’ailleurs en cela qu’elle s’inscrit en parfaite cohérence avec le reste de l’œuvre de l’artiste). Andrea Emo, qui est non seulement l’inspirateur de ce travail, mais aussi celui à qui certaines toiles sont directement dédiées, écrit: « l’acte est la destruction de tableaux, leur mort, leur sommeil, les tombes dont ils ont besoin pour ressusciter ». Et Kiefer le prend au mot, qui joue les démiurges et détruit, pour mieux recréer. Jamais l’auteur d’Am Angfang, cet oratorio biblique qui fut créé à l’Opéra Bastille pour le départ de Gerard Mortier, n’a semblé plus proche de la culture allemande (dans ce qu’elle a pu donner de meilleur comme de pire), de sa musique et, en particulier, de ses mythes opératiques. Le thème de « Mort et de transfiguration » a bien sûr inspiré à Richard Strauss le sublime poème symphonique que l’on sait, mais certaines œuvres font directement références, par leurs titres, à l’univers wagnérien: Kundry, Le Jardin de Klingsor, Le Rocher de Brunehilde, la Nuit de la Saint-Jean (en hommage aux Maitres-Chanteurs de Nuremberg), etc.

Kiefer crée des œuvres monumentales dans lesquelles il se confronte à Dieu et au Sacré. Dans le contexte actuel, son travail peut parfois paraître démesuré, anachronique, d’une ambition qui ne correspond plus à l’époque. Il n’empêche qu’il fait preuve d’une puissance artistique et d’une force créatrice qui forcent l’admiration.

(Photo supprimée)

On ne saurait imaginer deux créateurs plus opposés que Kiefer et Ceija Stojka, que l’on découvre en France grâce à la bouleversante exposition présentée à la Maison Rouge (indépendamment du fait, bien sûr, que le premier est toujours vivant, alors que la seconde est hélas morte en 2013). Le premier est un artiste cultivé et lettré, alors que la seconde est considérée comme analphabète; le premier a eu les honneurs de toutes les institutions du monde, alors que la seconde n’a connu la reconnaissance qu’à la fin de son existence; le premier maîtrise parfaitement la technique et les grands formats, alors que la seconde peignait en autodidacte, la plupart du temps sur du carton: les exemples sont nombreux qui les placent aux antipodes de la sphère artistique. Pourtant les deux artistes se rejoignent sur deux points: la question de l’histoire et plus particulièrement du nazisme qui hante l’univers du premier et que la seconde a vécu dans sa chair et la figure des tournesols, que le premier a beaucoup utilisé dans son travail pour interroger le cosmos, alors que la seconde l’a représentée parce qu’elle est le symbole des gitans…

Mais reprenons au début pour y comprendre quelque chose. Ceija Stojka est née en 1933, en Autriche, dans une famille de marchands de chevaux rom. A l’âge de dix ans, elle est déportée avec sa mère et d’autres membres de sa famille et survit à trois camps de concentration successifs: Auschwitz, Ravensbrück, Bergen-Belsen. Pendant longtemps, elle tait cette blessure intime et continue à vivre en exerçant le métier de marchande ambulante de tissus. Mais elle à l’âge de 57 ans, elle éprouve le besoin de témoigner. Elle écrit quatre livres dans un style très personnel et proche de la poésie, puis se met à peindre et à dessiner pour raconter l’horreur de ce qu’elle a vécu. Elle ne s’arrêtera qu’avec sa mort, qui survient alors qu’elle est âgée de 80 ans, laissant derrière elle plus d’un millier de pièces. C’est grâce à la réalisatrice et documentariste Karin Berger que Ceija Stojka a pu témoigner de son histoire et accéder à la reconnaissance. Dans cette Autriche où le nationalisme et l’extrême-droite séduisaient de plus en plus d’électeurs, elle est vite apparue comme une militante pro rom et la représentante de la mémoire de ce peuple.

(Photo supprimée)

L’exposition à la Maison rouge, réalisée par Antoine de Galbert et Xavier Marchand, le directeur de la compagnie théâtrale Lanicolacheur, qui a permis de découvrir Ceija Strojka en France, rassemble plus de 130 œuvres. On y voit surtout des dessins et des peintures racontant la vie dans les camps, mais aussi d’autres, qui font état de manière beaucoup plus apaisée de l’existence des roms. Bien sûr, la force du témoignage l’emporte largement, ici, sur l’exigence plastique, et il n’est pas question de juger cette œuvre selon les mêmes critères que ceux destinés aux artistes plus « traditionnels ». Encore que certaines choses, comme le fait d’écrire dans le dessin ou la manière d’utiliser la couleur, peuvent sembler très modernes. Mais lorsqu’on se trouve face à une œuvre comme Z 6399, qui montre, sur un fond noir et près d’une trouée blanche, un avant-bras rouge tatoué par un numéro d’immatriculation (celui que portait elle-même Ceija Stojka , le « Z » signifiant « Zigeuner », « gitans » en allemand), toutes les théories s’effondrent et on reste saisi par l’effroi, la terreur et la force qui émanent de cette représentation qui va bien au-delà de la simple peinture.

 

-Anselm Kiefer, Für Andrea Emo, jusqu’au 31 mai à la galerie Thaddaeus Ropaac, 69 avenue du Général Leclerc 93500 Pantin (www.ropac.net)

Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle, jusqu’au 20 mai à la Maison rouge, 10 boulevard de la Bastille 75012 Paris (www.lamaisonrouge.org)

 

 

Images : Anselm Kiefer, Für Andrea Emo, 2015-2017, Oil, emulsion, acrylic, shellac, lead, metal and clay on canvas on wood, 210 kgs 280 x 380 x 34 cm (110,24 x 149,61 x 13,39 in) (AKI 1693); Die Argonauten, 2017 Glass, metal, wood, burlap, clay, lead, fabric and gold leaf 292 x 570 x 230 cm (114,96 x 224,41 x 90,55 in) (AKI 1696) Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg

Photos: Georges Poncet © Anselm Kiefer : Ceija Stojka, Sans titre, sans date, acrylique sur carton. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Galerie Kai Dikhas ; Z 6399, 1994, acrylique sur carton. © Ceija Stojka, Adagp, 2017. Courtesy Collection privée, Paris

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaire

Une Réponse pour La démesure et l’humilité

christiane dit :

Merci pour la mémoire de Ceija Stojka au milieu de votre regard fidèle sur Anselm Kiefer.

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