de Patrick Scemama

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La République de l'Art
La Pinault Collection célèbre une autre Amérique

La Pinault Collection célèbre une autre Amérique

Les expositions se suivent et se ressemblent à la Collection Pinault Bourse de Commerce au niveau de la qualité et du soin apporté à la présentation des œuvres. La nouvelle saison, intitulée Mythologies américaines, n’échappe pas à la règle. Comme son titre l’indique, elle regroupe des artistes américains, de sexes et de générations différents, certains morts, d’autres encore vivants, mais qui se sont tous attachés aux mythes de la société américaine, souvent pour les remettre en question et les contester, en faisant appel à la contre-culture et aux pratiques alternatives.

L’exposition la plus importante, sous le commissariat de Jean-Marie Gallais, est consacrée à Mike Kelley. Mike Kelley est un artiste mal connu du grand public, mais qui a eu une importance considérable sur ses pairs et qui a tenu un rôle important dans la culture punk américaine des années 80/90. L’exposition étant chronologique, elle permet de bien évaluer l’évolution et la progression de l’œuvre de cet artiste qui s’est donné la mort en 2012, à l’âge de 58 ans. Il est né à Detroit, dans le Michigan, mais c’est en Californie qu’il a fait ses études et qu’il s’est imposé sur la scène artistique (en lien avec un certain Paul McCarthy). Très tôt, il est sensible à la crise économique qui frappe sa ville natale et participe à des groupes punks comme Destroy All Monsters (il collaborera aussi avec le célèbre groupe Sonic Youth). En Californie, où règne l’art minimal et conceptuel, il organise des happenings et des performances post-dadaïstes, qui vont à l’encontre du goût dominant. C’est en effet le trash, la bande dessinée, toute la culture vernaculaire qui nourrissent la pratique de Mike Kelley, mais aussi la mémoire, l’idée de fantôme et d’invisibilité (l’exposition s’intitule Ghost and Spirit).

Dans les années 80, il devient célèbre grâce à une série d’œuvres, Half a Man, qui mettent en jeu avec un humour corrosif les questions de genre au sein du contexte familial, ainsi que les notions de marchandises et de cadeaux. Il s’agit en fait de sculptures ou d’installations faites à partir de peluches usagées qu’il assemble au mur ou fait dialoguer entre elles. Touchant là au tabou de l’enfance, ce cycle d‘œuvres donne lieu à un malentendu que l’artiste va lui-même exploiter. Les critiques y voient en effet le signe qu’il a été maltraité pendant son plus jeune âge et qu’il est une « victime présumée ». Sans chercher à les contredire, Mike Kelley va au contraire en rajouter une couche en montrant, sous une forme ou sous une autre, les lieux où il a été éduqué et formé. Par la suite, il travaillera de plus en plus sur les questions de mémoire et de traumatisme refoulé en élaborant la théorie d’un « complexe éducationnel » et en réalisant des pièces dans lesquelles il intègre dans du ciment de nombreux objets du quotidien. Jusqu’aux dernières œuvres, dans lesquelles il s’intéresse de plus en plus aux rituels lycéens et étudiants et qu’il présente en 2005 à New York, lors de l’exposition Day Is Done, qui est à mi-chemin entre la comédie musicale et l’œuvre d’art totale…

C’est toute cette trajectoire qui est présentée de manière claire et intelligente dans l’exposition de la Bourse de Commerce. Mais la pièce la plus spectaculaire est celle présentée sous la Rotonde, Kandors Full Set, réalisée dans les dernières années de la vie de l’artiste. Celui-ci a pris pour point de départ Kandor, la ville mythique d’où vient Superman et qui a été miniaturisée par le méchant Brainiac. Se rendant compte qu’elle n’apparait jamais sous la même forme dans la BD, il a imaginé un ensemble de villes en résine, de formes et de couleurs différentes, qu’il a placées sous des cloches de verre, puisque le Superhéros l’avait lui-même mise sous une sorte de respirateur artificiel pour la faire revivre plus tard. Cet ensemble s’inscrit bien sûr dans la continuité du travail sur la matière mémorielle de Mike Kelley, mais il est fascinant par son ampleur et son aspect magique, qui fait qu’on a le sentiment d’entrer de plain-pied dans un film de science-fiction.

Autre figure encore plus énigmatique et hélas aussi disparue de cette saison américaine : Lee Lozano. L’artiste, née en 1930 et morte en 1999, n’a été active sur la scène de l’art que pendant une douzaine d’années, de 1960 à 1972. Elle commence par des dessins et des toiles figuratifs au sein desquels le sexe et les armes sont très présents, soulignant ainsi la domination masculine du monde l’art au milieu duquel elle évolue (elle est proche, entre autres, de Carl Andre, de Sol Lewitt et de Dan Graham). Puis elle se consacre à de très grands et très puissants formats, toujours à caractère très sexuel, qui font la part belle aux outils, tournevis, marteaux et autres machines. A partir de 1965, elle se tourne vers l’abstraction et réalise des toiles à l’aspect cosmique, qui sont autant d’expériences intérieures. Au début des années 70, sa pratique devient entièrement conceptuelle et elle ne conçoit plus que des pièces avec mots qu’elle inscrit sur de petits carnets, avant de disparaître totalement du champ de l’art et de ne quasiment plus laisser de traces. L’exposition montre cette trajectoire fulgurante, d’une radicalité totale, qui fait sans doute de Lee Lozano une sorte de James Dean de l’art du XXe siècle.

Mira Schor est, elle, heureusement, bien vivante et on a pu voir l’an passé ses très belles œuvres récentes dans sa première exposition en France, chez Marcelle Alix (cf De Mira Schor à Cyril Duret, grand écart – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Mais ce sont des pièces des années 70 que la Collection Pinault a choisi de montrer, en fait des pièces sur papier de riz qui sont pliées de telles manière qu’elles représentent des masques ou des robes. Sur ces pièces de différentes formes et de différentes tonalités, des écritures apparaissent souvent, qui relatent les rêves et les interprétations qu’en fait l’artiste, mais aussi des réflexions sur l’Holocauste dont sa famille a été victime, ainsi que des écrits politiques. Mais ces écritures sont la plupart du temps illisibles ou juste de manière partielle et ce sont donc des traces qui nous parviennent, des fragments, comme des bribes de mémoire. Au centre se trouve quand même une toile plus récente où elle se représente couchée avec un livre sur lequel est écrit : « Time/Spirit ». C’est bien au texte et à l’écriture, si importante pour Mira Schor, que renvoie cette exposition intime, qui est une comme une plongée dans la psyché de cette artiste savante et engagée, dont il faut absolument partager les peurs et les revendications.

Enfin, une toute jeune artiste dont on parle beaucoup et qui était déjà présente lors de l’exposition inaugurale de la Bourse de Commerce, Ser Serpas, ferme le ban des artistes américains invités. Sa démarche consiste à collecter dans la rue des rebus qu’elle assemble en des compositions fantomatiques qu’elle associe à des toiles souvent inspirées de photos de ses nombreuses opérations de chirurgie esthétique. Pour être très honnête, je ne suis pas très sensible à ce travail hybride qui me semble un peu relever d’un phénomène de mode. Mais sans doute ais-je tort…

Mythologies américaines à la Bourse de Commerce, 2 rue de Viarmes 75001 Paris (www.pinaultcollection.com)

Images : Mike Kelley, Kandors Full Set (détail), 2005-2009. 21 villes : résine uréthane teintée ; 21 bouteilles : verre pyrex coloré à la main ; 18 bouchons de bouteille : caoutchoucs silicone et résine d’uréthane teintée ; 6 socles pour les bouteilles : MDF, placage de bois, Plexiglas et dispositif d’éclairage ; 20 socles ronds pour les villes : MDF, placage de bois, verre trempé et dispositif d’éclairage. Dimensions variables. Photo : Fredrik Nilsen. Pinault Collection. © Mike Kelley Foundation for the Arts. Tous droits réservés. © Adagp, Paris, 2023. ; Feeling Bad, 1977-1978, Acrylique sur papier, 105,4 × 79,4 cm. © Mike Kelley Foundation for the Arts. Tous droits réservés. © Adagp, Paris, 2023. ; Lee Lozano, No title, ca. 1964, Huile sur toile en deux parties, 168,5 × 488 cm, Collection privée, Courtesy de Hauser & Wirth Collection Services © The Estate of Lee Lozano, Vue de l’exposition « Strike » de Lee Lozano, Pinacoteca Agnelli, Turin (Italie), 2023. Photo Sebastiano Pellion di Persano ; Mira Schor, Mask, 1977
Pigment sec, encre, poudre métallique, gel acrylique et vernis sur papier de riz, 31,4 x 23,7 x 0,3 cm, Pinault Collection

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