de Patrick Scemama

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La République de l'Art
L’amour comme une oeuvre d’art…

L’amour comme une oeuvre d’art…

L’édition 2015 de La FIAC vient de s’achever et elle a été couronnée de succès puisque plus de 71 000 visiteurs ont été comptabilisés en cinq jours au Grand Palais et que les exposants, sans délirer complètement, ont semblé satisfaits de leurs ventes. Mais elle a aussi donné lieu à certaines critiques car, par manque de places et pour pouvoir accueillir des galeries représentant des continents aujourd’hui incontournables du monde de l’art (comme l’Amérique du Sud), elle a du faire des choix drastiques, dont ont été surtout victimes les galeries françaises. Sur 173 galeries au Grand Palais, celles-ci restaient majoritaires avec 42 stands, mais elles n’occupaient pas les meilleurs emplacements et il est vrai que ce n’est pas sans un léger pincement au cœur qu’on a constaté que l’emplacement central occupé jadis par la galerie Yvon Lambert était désormais réservé à la galerie mexicaine Kurimanzutto (au demeurant excellente).

Ces galeries évincées, plutôt que de se replier sur OFFICIELLE, l’autre espace de la FIAC, créé l’an passé à la Cité de la Mode et du Design et qui a, cette année, cruellement manqué de rayonnement, d’ambition et de qualité (en dehors de certaines galeries, comme la bruxelloise Meessen de Clercq), ont préféré créer leur propre foire « off », Paris Internationale, en prenant exemple sur la désormais fameuse Liste de Bâle et ont investi un hôtel particulier à l’abandon de l’avenue d’Iéna. Et ce fut un des événements marquants de cette semaine agitée, car il était bien agréable et riche en découvertes le parcours dans les pièces de cette vaste maison où exposaient d’aussi bonnes galeries que les françaises Praz-Delavallade, Sultana, Triple V ou Joseph Tang, les allemandes Croy Nielsen ou Sandy Brown, les anglaises Carlos/Ishikawa ou Union Pacific ou les américaines Chapster ou Paradise Garage. Au Grand Palais, on a pu toutefois voir d’excellents stands comme le solo-show consacré à  la passionnante artiste canadienne, Liz Magor, chez Marcelle Alix, l’accrochage subtil qui faisaient dialoguer des œuvres de Peter Hujar, Danh Vo et Henrick Olesen chez Daniel Buchholz ou celui, muséal, de Van de Weghe qui faisait se succéder des pièces de Calder, Basquiat, Warhol, Lichtenstein, etc. Et c’est aussi au Grand Palais qu’a été proclamé le Prix Marcel Duchamp qui a été attribué cette année à Melik Ohanian, alors que tout le monde s’attendait à voir couronner le jeune Neil Beloufa (la veille, le prix de la mauvaise sélection Ricard, cf http://larepubliquedelart.com/original-tout-prix/) avait été décerné au duo Florian Pugnaire et David Raffini).

IMG_1390Au Grand Palais, parmi les stands remarquables, on a pu voir aussi celui, minimal et très épuré, que la puissante galerie Gladstone a consacré à Ugo Rondinone (quelques cibles qui ont fait sa réputation sur les cimaises et un clown allongé au sol). Ce même Rondinone est à l’origine d’une exposition qui s’est ouverte parallèlement au Palais de Tokyo et dont le titre n’est autre qu’une déclaration : I love John Giorno. John Giorno, il faut le rappeler, né en 1936, est un poète lié au Pop Art et à la Beat Generation. Proche de William Burroughs mais aussi de Robert Rauschenberg et de Jasper Johns, il fut l’amant d’Andy Warhol et lui servit d’acteur pour le fameux film Sleep dans lequel on voit un homme dormir pendant plusieurs heures. Son travail, semblable en cela au Pop Art, se base sur des mots ou des phrases trouvées dans les rues ou dans les publicités, qu’il considère comme des images et reproduit à l’infini. En 1968, il se rendit célèbre avec une œuvre, Dial-a-Poem (Composez un poème), qui rendait accessible l’écoute de poèmes par téléphone et qui dépassa rapidement le million d’appels. Depuis de nombreuses années, il est le compagnon d’Ugo Rondinone, qu’environ trois décennies séparent.

Pour rendre hommage à cette figure majeure de la contre-culture américaine dont il partage la vie, donc, Rondinone a conçu une exposition en huit chapitres qui prend la forme d’un labyrinthe. Elle s’ouvre par la captation d’une performance que John Giorno, qui préfère souvent dire lui-même ses poèmes que les donner à lire, a réalisée à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, au Palais des Glaces, à Paris. Pour cette occasion, il avait écrit un poème autobiographique, Thanx 4 Nothing, dans lequel il remerciait tous les gens qu’il avait croisés et faisait don de sa personne en incitant l’auditeur à partager toutes les expériences (sexe, drogue et contestation) qu’il avait pu connaître. Avec plusieurs caméras et sous tous les angles, Rondinone avait filmé cette performance et il la restitue sous la forme d’une installation composée de quatre grands écrans et de toute une série de petits écrans au sol qui enferment le spectateur et lui font entendre la parole du poète, pieds nus, en smoking alternativement blanc et noir, dans toute sa force et avec son ironie mordante.

Puis elle se poursuit avec une salle dans laquelle se trouvent les archives phénoménales de John Giorno (il a tout gardé, depuis les photos de famille jusqu’aux lettres personnelles ou aux articles de presse) que l’on peut consulter soit en les lisant sur les murs où elles ont été collées, soit dans des classeurs  sur tables où elles ont été rangées par années. Dans une autre salle est projeté le fameux Sleep de Warhol et d’autres films expérimentaux (et quasiment jamais vus) du maître, dans lesquels on voit le jeune et beau garçon faire, nu, la vaisselle ou jouer au cerf-volant. Et d’autres salles permettent soit de lire sur des tableaux soit d’entendre des poèmes de John Giorno ou de voir des œuvres conçues par d’autres artistes comme Elizabeth Peyton, Rirkrit Tiravanija ou Verne Dawson en son hommage (une salle est aussi consacrée à des œuvres venues en grande partie du Musée Guimet et qui témoignent du bouddhisme auquel le poète s’est converti depuis de nombreuses annes). Enfin, Dial-a-Poem, l’œuvre culte, a été réactivée en collaboration avec Orange et il suffit d’appeler le 0 800 106 106 pour entendre un poème qui va d’Artaud à Marguerite Duras, en passant par Serge Gainsbourg ou Colette Magny (l’appel est gratuit depuis un poste français).

Giorno 2Parmi toutes ces œuvres, une, toutefois, frappe par sa beauté et sa poésie. Il s’agit du film que Pierre Huygue a réalisé à partir du Sleep de Warhol, Sleeptalking (1998). Il a filmé à nouveau John Giorno en train de dormir, mais un John Giorno âgé, dont le visage n’est plus tout à fait le même. Au fur et à mesure que le film se déroule et qu’on entend, en off, la voix du poète expliquer non sans humour la manière dont le film initial s’était fait et les errances de Warhol avec l’utilisation de la caméra, les rides sur le visage du dormeur s’effacent et on retrouve la beauté et la candeur du jeune homme des années 60. L’effet est saisissant, il fait preuve d’une infinie tendresse et n’est pas sans rappeler les méthodes d’un autre poète dont Giorno aurait pu se sentir proche : Jean Cocteau.

On pourra considérer que cet imposant hommage (tout un étage du Palais de Tokyo) à un artiste qui, somme toute, n’est pas si connu que cela du grand public, est un peu démesuré. Mais c’est que l’exposition elle-même est une œuvre d’art. Ugo Rondinone, un des plasticiens les plus importants de notre époque, s’y connaît pour rendre hommage à ses pairs qu’ils aiment et avec qui il partage une vision du monde. Il y a quelques années, dans ce même Palais de Tokyo, il avait imaginé une exposition fascinante, The Third Mind, qui, tout en montrant les artistes dont il admirait le travail, reflétait la richesse et la complexité de son propre travail. En ce sens, il invente un nouveau genre, l’exposition portrait ou la déclaration d’amour que seul un artiste peut porter à un autre artiste. J’en connais plus d’un qui aimeraient qu’on leur déclare sa flamme de cette façon-là…

I love John Giorno, jusqu’au 10 janvier au Palais de Tokyo, 13 avenue du Présidant Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com). Le 18 novembre, John Giorno y fera une performance  avec une sélection de poèmes pour certains inédits. A partir du 21 novembre, la galerie Almine Rech présentera une exposition de l’artiste.

 

Images : vue de l’exposition UGO RONDINONE : I Love John Giorno Palais de Tokyo, photo André Morin Courtesy de l’artiste ; vue du stand de la galerie Daniel Buchholz à la Fiac avec des œuvres de Peter Hujar et de Danh Vo ; vue de l’exposition UGO RONDINONE : I Love John Giorno Palais de Tokyo, photo André Morin Courtesy de l’artiste

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