Original à tout prix
Il y a bien longtemps que l’art ne se résume plus simplement à des tableaux accrochés aux cimaises d’une galerie ou à des sculptures exposées sur des socles. Duchamp le premier, avec ses fameux ready-made, envisagea la possibilité d’art en dehors de la sphère convenue des médiums traditionnels. Mais la frontière est tenue entre ce qui peut rentrer dans le champs de l’art et ce qui ne le peut pas et il fallait un génie comme Duchamp, justement, pour en tracer la ligne exacte. D’autres n’ont pas eu cette subtilité, qui voulaient nous faire croire que tout pouvait « être art » et qu’il suffisait de mettre des choses en place à l’intérieur d’un « white cube » pour que l’œuvre jaillisse. Deux expositions, en ce moment, à Paris, illustrent cette difficulté et montrent à quel point on peut facilement basculer du côté de l’esbroufe et de l’inutile.
La première est une réactivation (c’est une tendance décidément à la mode) d’une exposition qui a eu lieu à Londres, en 1995, à la Serpentine Gallery. Il s’agit de Take me…I’m yours, qui avait beaucoup fait parler d’elle à l’époque et qui avait installé sur la scène internationale Hans-Ulrich Obrist, son co-commissaire (avec Christian Boltanski), devenu d’ailleurs directeur de la Serpentine Gallery depuis. Le principe en était simple : il ne s’agissait plus de regarder simplement les œuvres, mais de les toucher, de les humer, d’en goûter certaines et de repartir avec, puisque des sacs étaient mis à disposition des spectateurs pour qu’ils puissent les emporter. Et les artistes qui y participaient avaient pour nom Christian Boltanski, Douglas Gordon, Carsten Höller, Fabrice Hyber, Lawrence Weiner, etc. En 1995, cette exposition était vraiment novatrice, parce qu’elle brisait un tabou, celui de devoir rester à l’écart des œuvres, et qu’elle donnait au contraire la possibilité de se les approprier, bref de passer d’un rôle passif à un rôle actif dans la relation à l’œuvre (on était alors au plein cœur de la fameuse « esthétique relationnelle » théorisée par Nicolas Bourriaud). C’est donc plein d’impatience que l’on attendait sa réactivation à Paris, toujours sous la houlette de Christian Boltanski et de Hans-Ulrich Obrist, avec les mêmes artistes, auxquels se sont associés de nouveaux (Angelika Markul, Philippe Parreno, Yoko Ono, Danh Vô, entre autres) et surtout à l’Hôtel de la Monnaie, ce lieu d’échanges et de commerce où le principe-même de l’exposition aurait dû encore davantage faire sens.
Pourtant celle-ci déçoit et les espoirs qu’on y a placés se dégonflent un peu à la manière d’un soufflet. Parce que les temps ont changé et que ce qui paraissait libérateur il y a vingt ans paraît maintenant quelque peu éculé. Dans Pas touche ? Mon œil !, un article paru il y a quelques jours dans Le Monde, Roxana Aximi montre bien qu’au cours des dernières années (voire même bien avant), de nombreuses expositions ont incité le spectateur à s’impliquer physiquement en testant les œuvres, en jouant avec ou simplement en leur donnant vie. En fait, le principe de l’exposition n’est plus très nouveau et personne n’est dupe, car on sait bien que les œuvres qu’on nous invite à manipuler ne sont pas les plus précieuses. Par ailleurs, un des principes fondateurs de l’exposition était aussi la générosité puisqu’on peut y emporter ou y consommer tout ce qu’on veut. Mais là-aussi, force est de reconnaître que les badges de Gilbert and Georges, les vêtements usagés de Boltanski, les cartes postales de Hans-Peter Feldman ou les hosties à l’eau de rose de Rikrit Tiravanija paraissent un peu dérisoires, surtout dans les lambris dorés des salons de la Monnaie, habitués à plus de faste. Et au bout du compte, pour le prix de son billet d’entrée, le spectateur pourra repartir les bras chargés de bricoles qui lui donneront le sentiment d’avoir été comblé, mais n’aura pu contempler qu’une œuvre véritable et qui existe indépendamment de l’exposition : le tapis de bonbons bleus de Félix Gonzales-Torres. A l’heure de la crise monétaire et morale que nous subissons, du partage par internet, des nouveaux modes de communication, cette manière d’échanger au sein du monde de l’art peut paraître un peu gadget et la vraie générosité et la vraie démocratisation de l’art, puisque c’est de cela dont il s’agit, aurait peut-être été de faire en sorte (on peut toujours rêver !) que les artistes produisent des œuvres véritables – fussent-elles modestes- et qu’ils les donnent ou les vendent à bas prix, en dépit des règles du marché, pas de pauvres produits dérivés.
Une autre exposition qui, en cherchant absolument à se démarquer, flirte avec le vide, est L’Ordre des lucioles, l’exposition organisée comme chaque année à la Fondation Ricard pour l’attribution, pendant la FIAC, du Prix du même nom. Comme chaque année, un commissaire a été désigné pour sélectionner parmi la jeune scène française les artistes les plus prometteurs et pour permettre au vainqueur de voir une de ses œuvres entrer dans les collections du Centre Pompidou (et d’avoir une exposition dans un centre d’art étranger) et, cette année, c’est Marc-Olivier Wahler, l’ex-directeur du Palais de Tokyo, qui a été choisi. On connait celui qui fut aussi à la tête de Swiss Institute de New York pour son amour des artistes et pour quelques très belles expositions qu’il a réalisées avec eux, comme The Third Mind, la carte blanche laissée à Ugo Rondinone au Palais de Tokyo. Mais on le sait aussi friand d’étrangetés, de spéculations pseudo-scientifiques, de scénarios balançant du côté de la science-fiction la plus échevelée. C’est d’ailleurs ce que souligne Colette Barbier, la directrice de la Fondation Ricard, dans le texte d’introduction : « il a régulièrement donné une tournure singulière à ses expositions en prenant appui sur des phénomènes naturels inexpliqués, en s’avançant vers des zones qui échappent à la compréhension et s’ouvrent donc à toutes les hypothèses et à tous les fantasmes ». Comme si, d’emblée, elle justifiait la perplexité dans laquelle le spectateur allait être plongé.
Le résultat est à la hauteur (ou plutôt à l’image) de cette course au bizarre et à l’originalité forcenée. Alors qu’en général, la sélection tourne autour de huit artistes, elle est ici réduite à six, qui présentent des œuvres qui vont de l’installation de grande taille au format le plus confidentiel. On y voit un duo, Florian Pugnaire et David Raffini, qui présente une vidéo montrant un camion qui roule à vive allure et, plus loin, la carcasse de ce camion. Ou un savant fou, Robin Meier, qui construit un laboratoire de recherches sur les phénomènes de synchronicité entre lucioles, criquets, métronomes et musique générative. Ou un autre, Thomas Teurlai, qui s’attaque à l’extraction de métaux précieux présents dans certains appareils informatiques. Les œuvres qui misent sur un format plus restreint sont l’installation de Julien Dubuisson (le moulage d’une jambe qui tente de coexister avec l’espace négatif d’un bras pour donner une autre image du corps humain), l’étagère remplie de calques de David Brogon et Stéphanie Rollin qui tentent, vainement, d’inviter à élaborer une image mentale des contours d’une île et le tonneau rempli d’eau de Grace Hall, dans lequel il faut plonger la tête pour entendre, parallèlement aux résonnances de notre propre organisme, des poèmes en français et en anglais. Le tout étant relié par un système de correspondances (L’ordre des lucioles) qui ferait passer d’une œuvre à une autre de manière très subtile.
Cette exposition laisserait indifférent, agacerait légèrement ou pourrait se voir comme une proposition lambda-, si elle ne dévoyait, d’une certaine manière, la vocation d’un Prix qui est un des seul à encourager les jeunes artistes aujourd’hui en France. Car chercher l’originalité et le jamais-vu à tout prix ne revient pas à faire une sélection honnête des jeunes talents qui ont besoin d’être soutenus. Or des jeunes talents, la France en regorge qui font leur travail sérieusement, avec imagination et culture, persévérance et sensibilité, mais qui ne cherchent pas forcément à être les lauréats du Concours Lépine. Et ces jeunes talents-là qui, soyons clairs, ne campent en rien pour autant sur des positions réactionnaires, on ne les met pas toujours en avant, on leur préfère des papillons éphémères, qui font plus de bruit et d’éclat. Ceux-là sont plus médiatiques et semblent davantage incarner la modernité. Surtout ils soignent davantage la réputation du commissaire qui les sort du lot et donnent ainsi de l’art contemporain l’image de facilité, de superficialité et d’inconsistance dont se nourrissent avec délice ses détracteurs les plus acharnés.
–Take me…I’m yours, jusqu’au 8 novembre à la Monnaie de Paris, 11 Quai Conti, 75006 Paris (www.monnaiedeparis.fr)
–L’Ordre des lucioles, jusqu’au 31 octobre, à la Fondation Ricard, 12 rue Boissy d’Anglas 75008 Paris (www.fondation-entreprise-ricard.com)
Images : vue de l’exposition Take me… I’m yours, avec l’œuvre de Christian Boltanski, Dispersion, 1991-2015. Photo: Marc Domage, 2015 ; vue de l’exposition L’Ordre des Lucioles avec l’œuvre de Thomas Teurlai, Stop paying the middle man, 2015, Photo : Aurélien Mole.
3 Réponses pour Original à tout prix
La première est une réactivation (c’est une tendance décidément à la mode) (billet)
Réactivation… disons plutôt « ressucée » parce que franchement on a vu ça cinquante fois.
Surtout ils soignent davantage la réputation du commissaire qui les sort du lot et donnent ainsi de l’art contemporain l’image de facilité, de superficialité et d’inconsistance dont se nourrissent avec délice ses détracteurs les plus acharnés.
Exactement. Et dommage que ce genre de provocation vide mange plus d’espace médiatique que des entreprises qui mettent l’art à portée de tous les passants :
SVP, Monsieur Scemama, allez voir…
Et allez voir les artistes japonais. Il y en a de très bien.
Il y a plusieurs galeries à Tokyo qui méritent vraiment qu’on parle d’elles.
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