de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Le temps traversé de Tacita Dean

Le temps traversé de Tacita Dean

Tacita Dean est obsédée par le temps, la mémoire, la trace. Depuis de nombreuses années, sur toutes les routes du monde, elle part à la recherche d’hommes légendaires guettés par la mort (Robert Steane, surnommé « Boots », un ancien acteur du muet qui incarnait l’élégance et le cosmopolitisme d’une époque révolue, mais aussi Mario Merz ou Merce Cunningham), imagine des fictions à partir de personnages comme Donald Crowhurst, ce marin amateur anglais qui s’était rendu célèbre en essayant de truquer la course à la voile en solitaire à laquelle il participait (Disappearance at Sea) ou redonne vie à de banales images trouvées sur les marchés aux puces (Floh). Tout cela, elle le fait à l’aide de différents médiums, dont le dessin, la gravure ou la photo, mais celui qu’elle préfère, c’est le film, et pas n’importe quel film, le 35mm analogique, qu’elle projette souvent à vue et en prenant bien soin de ne pas masquer le bruit que fait la pellicule lorsqu’elle est en contact avec le projecteur. C’est-à-dire l’opposé exact des techniques numériques actuelles. Mais pour Tacita Dean, ce choix va de soi, il est d’ordre éthique, car il s’agit de retrouver le processus, la matière, l’ombre du négatif qui est projeté sur l’écran ou sur le papier photographique et qu’élimine justement le numérique. En 2006, elle a d’ailleurs fait un film sur l’usine Kodak de Chalon-sur-Saône, qui était en train de produire les dernières pellicules de cinéma en Europe.
Le nouveau film qu’elle présente à la galerie Marian Goodman, JG, a pour point de départ la correspondance qu’elle a échangée avec l’écrivain JG Ballard, autour de la Spiral Jetty, cette œuvre emblématique du land art que Robert Smithson a conçue en 1970 sur un lac de l’Utah (une spirale de 457 m de long qui s’avance en saillie à partir de la rive du lac et qui n’est visible que lorsque la surface de celui-ci descend en dessous d’un certain niveau). En fait, en 1997, à une époque où le site était un peu à l’abandon (il a été réhabilité depuis), l’artiste avait déjà cherché à retrouver cette œuvre d’autant plus fameuse qu’elle avait en partie disparue et qui avait nourri bon nombre de ses travaux. Mais elle n’y était pas parvenue et en avait rapporté une œuvre sonore, Trying to find the Spiral Jetty, qui racontait l’échec, justement, de cette expédition. Quelques temps plus tard, elle découvre, dans la bibliothèque même de Smithson, Les Voix du Temps, un récit de science-fiction de Ballard, dont la forme hélicoïdale (une histoire de maladie de sommeil génétique) lui rappelle celle de la « Spiral ». Elle entre alors en contact avec Ballard, lui-même grand admirateur de Smithson, et échange avec lui toute une correspondance au sujet de cette forme et du mystère qu’elle contient. A la fin, peu de temps avant sa mort, il finit par la défier en disant : « Traitez-la (le Spiral Jetty) comme un mystère que votre film résoudra ».
Exhibition view_Tacita Dean JG_ Galerie MarianGoodman_2014 (3)Tacita Dean est donc allé planter sa caméra sur plusieurs sites naturels des états de l’Utah et de Californie et en a rapporté un objet étrange de 26 minutes, qui montre des images des lacs salés ou d’eau qui coule en parallèle avec celles de vies animales, dont celle d’un lézard. C’est un film contemplatif, où l’humain est totalement absent et où s’entremêlent, en voix off, l’évocation de la spirale de Smithson avec le récit de Ballard. Surtout, elle y a développé une technique qu’elle avait mise au point au moment du tournage du film (FILM) qu’elle avait projeté dans le Turbine Hall de la Tate Modern de Londres en 2012 : il s’agit de masquer partiellement l’obturateur à l’aide de différents caches, comme dans la technique du pochoir. Ainsi la pellicule peut-elle être utilisée à d’autres reprises pour imprimer d’autres éléments qui s’inscriront naturellement au sein même du film. Ou les parties masquées peuvent-elles être comblées par la main même de l’artiste qui y dessine des formes qui rappellent des planètes et des montagnes. Bref, tout un bricolage artisanal et expérimental qui va à l’encontre de la postproduction numérique clean d’aujourd’hui. Et surtout une technique qui permet de superposer le temps et l’espace d’une manière qui rappelle les formes mêmes des œuvres de Smithson et de Ballard.
Car c’est bien la question du temps qui est à nouveau à l’œuvre dans ce film, le temps qui s’écoule et qui fossilise, le temps qui fait disparaître et qui laisse juste des traces qu’il s’agit de reconnaître et de reconstituer (les images d’une horloge le ponctue régulièrement). Et aussi la question de la durabilité et du sens de l’intervention de l’homme dans la nature. Quel autre élément naturel peut d’ailleurs mieux témoigner de cette sédimentation et de ce travail du temps que les cristaux de sel, qui prennent des formes si étranges ? Au rez-de-chaussée de la galerie Marian Goodman sont aussi exposés des photos d’objets recouverts de ces cristaux, des cristaux eux-mêmes à coté de cartes postales coloriées et Quatemary, une somptueuse gravure monumentale en huit parties qui reproduit un paysage de roches salines énigmatique et sur laquelle l’artiste a laissé quelques annotations. La preuve que son talent et sa poésie s’expriment sur tous les supports avec la même profondeur, la même grâce et, d’une certaine manière, le même romantisme.
TwomblyLe temps, la trace et la mémoire ont aussi au cœur de l’œuvre de l’immense Cy Twombly, dont quelques œuvres sur papier (dessins et gravures) sont exposées actuellement à la galerie Karsten Greve. Tacita Dean, qui admire beaucoup l’artiste, a écrit, en 2008, un article intitulé « A Panegyric » qui a été publié dans la monographie dirigée par Nicholas Serota, Cy Twombly, Cycles and Seasons. Elle y écrit, entre autres : « En vérité, chez Twombly, aucun nom ne relève d’une vie ordinaire. Pour lui, nommer c’est évoquer une vie extraordinaire, reconnue comme telle. Les noms avec lesquels il communique sont souvent écrits déjà, ou bien ils sont advenus par les mots de poètes : Homère, Virgile, Shelley, d’autres encore. Mais Twombly a trouvé autre chose, qu’il n’avait probablement pas anticipé, ni n’aurait cru possible : une connexion absolue avec le passé, par le nom, et tout ce dont il résonne. Une connexion de l’ordre de l’émotion, sans équivoque, rien d’intellectuel, de l’ordre du frisson, de la vibration dans son rapport à l’histoire. Est-ce parce que son évocation n’est pas étudiée, parce qu’elle n’a pas fait l’objet de répétitions qu’un tel accès lui est donné ? Est-ce parce que ce qui nous est donné à voir est souvent maladroit, imparfait, parfois même désinvolte. Pourquoi ces choses, une fois réunies, devraient-elles constituer un art auquel on aspire désespérément, mais qu’on ne peut embrasser tout entier, non plus qu’on ne peut comprendre comment il fait l’effet qu’il fait ? Je ne connais pas d’autre artiste capable d’atteindre à ceci, à quoi parfois des écrivains parviennent. Peut-être Twombly, dans son art, est-il plus proche des poètes que des peintres. » (traduction : Anne Bertrand)
JG de Tacita Dean, jusqu’au 1er mars à la Galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple 75003 Paris (www.mariangoodman.com)
On paper de Cy Twombly, jusqu’au 8 février à la Galerie Karsten Greve, 5 rue Debelleyme 75003 Paris
Images : Tacita Dean, JG, 2013, image extraite du film, JG, film anamorphique 35 mm en couleur et noir et blanc avec son optique, en boucle continue, 26 ½ minutes Courtesy the artist and Marian Goodman Gallery, Paris / New York et vue de l’exposition à la Galerie Marian Goodman ; Cy Twombly, Venus and Adonis,1978, Huile, craie de cire, graphite et crayon sur papier / Oil, wax crayon, graphite and pencil on paper 44,5 x 46,9 cm / 17 ½ x 18 ½ in Courtesy Galerie Karsten Greve Köln, Paris, St Moritz

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