de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Légèretés 2: Elmgreen & Dragset

Légèretés 2: Elmgreen & Dragset

On les connaît surtout pour une installation qui est restée dans les annales : la transformation, en 2009, des pavillons nordique et danois de la Biennale de Venise en une demeure privée de riche collectionneur gay qui avait été récemment assassiné. A l’intérieur de la maison se trouvaient leurs œuvres, mais aussi des œuvres d’autres artistes dont ils se sentent proches et qui témoignent d’une même orientation sexuelle. La maison avait été mis en en vente et c’est d’ailleurs un agent immobilier qui en faisait la visite. Quant au corps du collectionner, il flottait encore, bras écartés, au milieu de la piscine lorsque les spectateurs étaient invités à entrer.

Eux, ce sont Michael Elmgreen et Ingar Dragset, un couple d’artistes venu du Nord (le premier est né en 1961 au Danemark, le second en 1969 en Norvège) qui a longtemps aussi formé un couple à la ville, mais qui continue à travailler ensemble à Berlin, où ils se sont installés. Ce goût du coup d’éclat, de la mise en scène, ils l’ont renouvelé à de nombreuses reprises, entre autres au Victoria and Albert Museum de Londres, où, là encore, ils avaient reconstitué l’appartement d’un esthète disparu, dans lequel on évoluait librement et dont on découvrait la personnalité secrète à travers les traces qu’il avait laissées derrière lui (cf http://larepubliquedelart.com/lexposition-fiction/) ou en érigeant à Marfa, en 2005, en plein cœur du désert américain, dans ce sanctuaire du minimalisme où vivait Donald Judd, une boutique Prada qui n’a jamais ouvert, mais dans laquelle se trouvent des vêtements de la collection de l’époque.

Oui, Elmgreen & Dragset s’amusent et se prêtent à toutes les provocations (on pourrait aussi citer la piscine géante en forme d’oreille qu’ils avaient installée à New York sur le Rockfeller Center et qu’ils avaient baptisée « Van Gogh’s Ear » ou le garçon qu’ils avaient fait assoir, entièrement nu, dans un fauteuil Pierre Paulin, écouteurs sir les oreilles et restant totalement indifférent aux visiteurs qui se pressaient, un soir de vernissage dans la galerie Perrotin). Mais il ne faudrait pas réduire leur travail à des facéties ou à des gamineries, même si l’humour, parfois potache, n’en est jamais absent. En fait, il a plusieurs axes, souvent intimement liés les uns aux autres qui traversent celui-ci. Le premier concerne la question du couple gay. Qu’est-ce qu’être un couple gay ? Qu’est-ce qui caractérise deux garçons qui vivent ensemble ? Elmgreen & Dragset y ont répondu de différentes manières, mais toujours en mettant en avant la notion de similarité, de double, opposée à celle de complémentarité. Sur une photo, par exemple, et de manière explicite, on les voit tous les deux torses nus en train d’uriner debout (spécificité masculine), avec les mêmes cheveux décolorés, le même short kaki, les mêmes rangers, la tête inclinée de la même manière. Ou dans certaines sculptures (dont une figurait d’ailleurs dans le pavillon de la Biennale de Venise), ce sont deux lavabos ou deux robinets qui sont reliés l’un à l’autre, parfois l’un au-dessus de l’autre (« Top and bottom ») dans un circuit clos. Enfin, de manière beaucoup plus métaphorique, ce sont parfois des portes qui se répondent, se superposent ou se ferment par une même chainette, toujours dans l’idée du duo et de la simultanéité.

Mais cette manière de penser l’homosexualité dans la forme artistique trouve chez eux un prolongement dans l’architecture et dans l’espace public, où il la charge d’un potentiel sociétal. Ainsi ont-ils créé, à Berlin, à la lisière du Tiergarten et à deux pas de la Porte de Brandebourg un « Mémorial aux homosexuels persécutés pendant la période nazie » qui est une sorte de cube en béton à l’intérieur duquel est projetée une vidéo qui met en scène deux garçons en train d’échanger un long baiser ( la vidéo est visible par une fenêtre depuis l’extérieur). Ou ont-ils imaginé une sorte de pavillon destiné à l’extérieur et  qui, par ses ouvertures, ses transparences, les opportunités que sa structure propose, est un lieu de rencontres idéal pour la drague homosexuelle (Cruising Pavillon, 1998). Enfin, c’est par rapport à la question du double et de « l’homo-identité »  qu’ils ont érigé, face au Palais de Justice de Lyon, sur les bords de la Saône, une sculpture, The Weight of oneself, qui représente un jeune homme nu tenant un autre dans ses bras, comme s’il venait de le sauver de la noyade. Mais quand on regarde bien, on se rend compte que les deux personnages sont identiques et qu’ils renvoient aux deux attitudes que l’on peut adopter dans ce monde : celle de sauveur ou de victime, à moins qu’il ne s’agisse de se sauver soi-même (allégorie, bien sûr, de la Justice dans ce contexte).

Et même lorsqu’elle n’est pas directement évoquée, la question homosexuelle reste au cœur des préoccupations d’Elmgreen & Dragset. Mais elle se traduit d’une autre manière : en sapant l’architecture traditionnelle, considérée comme « hétéro-normée », en faisant en sorte que le privé s’invite dans la sphère publique. Ainsi lors d’une exposition en 2003 à la galerie Perrotin, lorsque celle-ci était encore rue Louise Weiss, ont-ils convié un certain nombre de jeunes hommes à venir rédiger leur journal intime pendant la durée de l’exposition. Les visiteurs qui entraient dans la galerie pouvaient voir ces garçons, penchés sur leurs cahiers (on n’utilisait pas d’ordinateurs à l’époque) et éventuellement lire à la dérobée ce qu’ils y avaient écrit. Ainsi lors d’une exposition à la Kunsthalle de Zurich, qui devait être prochainement en travaux, ont-ils détruit une partie des cloisons, faisant en sorte que les bureaux et les parties privées soient visibles par les visiteurs de l’exposition (Cette inversion des données, cette manière de passer d’un registre à un autre, n’est d’ailleurs pas sans faire penser au travail d’un autre artiste, Roman Ondak. Sauf que celui-ci l’applique de manière plus conceptuelle et sérieuse et qu’elle s’inscrit pour beaucoup dans l’ancien pays de l’Est dans lequel il vit, la Slovaquie.)

Ces interventions qui modifient l’espace et perturbent sa fonction, ils les appellent des « Powerless Structures », c’est-à-dire des « structures sans pouvoir », comme des objets ou des édifices auxquels on aurait retiré leur autorité ou leur agressivité. Et ils les gratifient souvent d’une couleur neutre, le blanc, qui renforce l’aspect clinique et impersonnel de leur nouvelle forme. Assez représentatif à cet égard est, par exemple, le multiple qu’ils avaient réalisé pour l’excellente collection En/Of, qui associait, il y a quelques années, un disque vinyle à une œuvre d’art : leur intervention était un double du disque lui-même, mais entièrement blanc et sans sillons, le rendant ainsi inécoutable. Mais ces outrages à l’autorité et à la normalité peuvent prendre encore d’autres formes et se parer d’autres couleurs lorsque la situation l’exige : en 2012, invités à présenter une œuvre sur la quatrième colonne, laissée vide, de Trafalgar Square (une tradition londonienne), ils eurent l’audace de montrer, face aux représentations conquérantes de l’Amiral Nelson, une sculpture haute de plusieurs mètres en bronze…représentant un enfant sur un cheval à bascule ! En fait de pouvoir et de virilité, on ne pouvait rêver mieux.

Comme pour Sylvie Fleury, dont je parlais dans mon dernier post (cf http://larepubliquedelart.com/legeretes-1-sylvie-fleury/), il y a souvent des facilités dans le travail d’Elmgreen & Dragset, souvent des redites, des déclinaisons un peu irréfléchies (l’enfant sur le cheval à bascule, par exemple, a été reproduit à trop d’échelles et de matériaux différents).Et l’on peut leur reprocher parfois un certain kitsch, un goût pour l’esthétique antique trop léchée, une critique de l’institution qui vire au coup de pub, une accointance trop marquée avec le milieu de la mode. Mais leur œuvre n’en est pas moins joyeusement corrosive et insolente. Et là encore, lorsqu’elle trouve la forme juste et adéquate (je pense, par exemple, à l’intervention sur Trafalgar Square, qui fut une vraie claque), elle est bien plus efficace et percutante que tous les discours et les théories que l’on peut tenir sur ces sujets, surtout parce qu’elle s’adresse au plus grand nombre.

Elmgreen & Dragset sont représentés en France par la Galerie Perrotin. Leur site (www.elmgreen-dragset.com) ne cite que les noms des galeries qui les représentent et leurs expositions en cours.

Images : The Weight of Oneself à Lyon,  face au Palais de Justice; vue de l’exposition Tomorrow au Victor and Albert Museum de Londres, courtesy des artistes et de la galerie Victoria Miro ; vue d’une performance réalisée en 2016 qui consistait à installer, dans le Grand Palais, un mois avant la Fiac, le stand de la galerie Perrotin à l’emplacement même où il allait se trouver. Ainsi perdu dans l’immensité du lieu, seul, ce stand se trouvait dépourvu de l’arrogance et du pouvoir qu’il peut avoir lorsqu’il se trouve dans le contexte de la foire ; vue du multiple réalisé pour la collection En /Of

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commentaire

Une Réponse pour Légèretés 2: Elmgreen & Dragset

Gascon dit :

Je n’avais retenu que l’aspect un peu provocateur et superficiel de leur travail. Votre analyse me le fait voir différemment. Merci

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