Les bijoux de la Méduse
Drôle de programmation que celle du Musée d’Art moderne de la ville de Paris ! D’un côté, le musée, avec des expositions classiques, très axées sur la peintures, comme les rétrospectives Poliakoff, Delaunay, Marquet ou, plus récemment, Buffet et, de l’autre, l’ARC, la tête chercheuse, avec des expositions comme Co-Workers, consacrée à la génération qui a fait d’Internet la base de son travail, ou Unedited History, qui retraçait l’histoire artistique de l’Iran entre 1960 et 2014. Il y a trois ans, avec Decorum (cf https://larepubliquedelart.com/rehabiliter-les-genres-mineurs/), Anne Dressen consacrait déjà une exposition transversale à une forme d’art un peu dévalorisée, que l’on considère comme des produits dérivés : les tapis et tapisseries d’artistes. Aujourd’hui, elle récidive avec une plongée dans l’univers d’un autre genre que l’on tient aussi pour une forme un peu anecdotique, parce que trop précieuse, décorative et « féminine » : le bijou.
Et de la même manière qu’on faisait preuve d’un certain scepticisme en allant voir Decorum, on se rend à Medusa, Bijoux et tabous (c’est le titre qu’elle a donné à l’exposition en faisant allusion à la Méduse de la mythologie, dont le regard attire autant qu’il trouble) non sans crainte. Car on redoute de voir une succession de bijoux d’artistes reproduisant, mais en miniature et de manière un peu artificielle, leurs œuvres plus importantes. Or, il n’en est rien, car l’exposition est riche, ambitieuse et elle dépasse largement le strict cadre de l’art traditionnel. On y apprend plein de choses : le fait, par exemple, que le bijou, jusqu’à l’ère industrielle, a été davantage l’apanage de l’homme que de la femme, qui y voyait la possibilité de montrer sa puissance et sa supériorité (à l’inverse, comme le dit la commissaire, « aujourd’hui, seuls quelques rares bijoux masculins, bien identifiés et souvent fonctionnels, sont totalement acceptés »). Le fait, bien sûr, qu’il permette de revendiquer une identité et l’appartenance à un groupe (gays, punks, rappeurs, bikers, etc.), mais aussi qu’il puisse avoir une valeur utilitaire (les tabatières, objet de senteur), érotique (les cocksrings, les ceintures de chasteté) ou de talisman. Le fait aussi qu’en dehors des bijoux d’artistes, il existe toute une production de bijoux de créateurs contemporains qui ne relèvent pas de la joaillerie, mais qu’on a peu l’occasion de voir en France, parce qu’en France, justement, le poids du bijou de joaillerie pèse encore trop lourd.
La force de l’exposition est de réunir des bijoux (plus de 400 !) qui viennent d’horizons très différents. On y trouve aussi bien les attendus bijoux d’artistes (Man Ray, Meret Oppenheim, Calder, Dali, Picasso, etc.) que de somptueuses créations de joaillers (Cartier, Van Cleef, etc.) ou des bijoux rituels (des bijoux anciens ou amérindiens), des bijoux de designers et de bijoutiers contemporains et bien sûr des bijoux fantaisie, qui mettent à mal la préciosité, la rareté et la valeur du bijou traditionnel (il faut voir les délirantes bagues en forme de candélabres ou de piano créées pour le non moins délirant Liberace ou même le plus gros faux diamant du monde que Swarovski a réalisé également pour lui !). Et certains bijoux, comme celui, purement « Bauhaus », imaginé par Anni Albers, à partir d’une grille d’évier, de trombones et d’une chainette, sont même en vente, à monter soi-même, à la librairie du musée, au prix modique de 30€. D’autres ne sont que des bracelets de naissance. Enfin pour éviter que le visiteur stationne devant des vitrines (la plupart composées par thèmes), dans lesquelles sont présentées les pièces, la commissaire a eu l’intelligence de les mettre en regard avec des œuvres de beaucoup plus grande taille, qui ne sont pas des bijoux à proprement-parler, mais qui interrogent la question du décoratif et notre rapport à l’ornement dans un rapport élargi au corps et au monde. Là, ce sont des œuvres de John Armleder, de Nick Mauss, de Leonor Antunes ou de Morgan Courtois qui nous sont données à voir. Et ce qui, au départ, apparaissait comme un pas de côté, plaisant mais pas indispensable, devient une des expositions les plus novatrices et les plus pertinentes de la saison.
–Medusa, Bijoux et Tabous jusqu’au 5 novembre au Musée d’art moderne de la ville de Paris (ARC), 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.mam.paris.fr)
Images : Cartier Paris, Collier serpent, commande de 1968. Platine, or blanc et or jaune, 2473 diamants taille brillant et baguette pour un poids total de 178,21 carats, deux émeraudes en forme poire (yeux), émail vert, rouge et noir. Photo : Nick Welsh, Cartier © Cartier ; Meret Oppenheim, Bracelet, 1935. Fourrure, métal. Pièce unique. Paris, collection Clo Fleiss © Meret Oppenheim © ADAGP, Paris 2017 ; Anonyme (France), Bracelet de naissance, 10 mai 2009, plastique, papier. Collection famille Gaultier.
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