Lever de rideau
On sait désormais que, sauf dégradation des conditions sanitaires, le 19 mai sera la date de réouverture des musées et des galeries. Avec des jauges réduites, mais la possibilité quand même de retrouver les œuvres « en vrai ». Et bien sûr, il va y avoir pléthore, tout ce qui était attente depuis longtemps se dévoilant tout à coup. Parmi les événements particulièrement attendus : l’ouverture de la Collection Pinault à la Bourse du Commerce qui aurait dû voir le jour en janvier et l’exposition d’Anne Imhof au Palais de Tokyo qui, si l’on en croit le dossier de presse, s’annonce impressionnante. Mais en attendant -et pour prendre un peu d’avance- nous avons vu quelques expositions en avant-première qui sont parmi celles que vous pouvez déjà noter sur votre agenda.
Au Crédac d’Ivry, Kapwani Kiwanga, la lauréate, rappelons-le, du Prix Marcel Duchamp 2020, devait avoir cet hiver une exposition prévue depuis plus de deux ans. Il s’agissait d’une exposition basée sur les travaux de l’anthropologue américain Edward T. Hall autour des notions de distances sociales et d’espace défini comme produit culturel. Mais outre le fait que le projet semblait trop coller à la situation que nous vivons aujourd’hui, il faisait appel à de nombreux échanges et rassemblements uniquement « présentiels », difficiles à réaliser dans le contexte. En peu de temps, l’exposition a donc été entièrement repensée et elle s’articule maintenant autour de feuille et de la botanique (un sujet cher à l’artiste, qui s’est connaître grâce à ses bouquets de fleurs accompagnants les cérémonies africaines et révélant en creux leur symbolique cachée). Mais d’une botanique qui explique la transformation du monde par la migration des graines et des hommes, l’adaptation ou le développement de certaines cultures par le déplacement. Kapwani Kiwanga a d’abord une formation d’anthropologue et c’est en chercheuse et théoricienne qu’elle aborde son travail.
Vraisemblablement pour des questions de temps, l’exposition se réduit à quelques grandes installations qui occupent des pièces toutes entières. Elle a pour titre Cima Cima et fait référence aux « cimarrones » ou « marrons », termes passés dans la langue espagnole pour désigner les personnes en condition d’esclavage, devenues fugitives dans les Amériques, et ayant dû ainsi s’adapter pour survivre et préserver leur liberté. Une première grande installation, par exemple, Matières premières, est une forêt de papier brut en résine de canne à sucre sur lequel des lames de machettes sont parfois posées et qui oblige le visiteur à une déambulation contrainte (rappelant ainsi les conditions de domination dans lesquelles les esclaves cultivaient la canne à sucre). Une autre est une rizière dans laquelle pousse une variété de riz, « Oryza glaberrima », que les femmes d’Afrique de l’Ouest ont camouflée dans leurs cheveux en étant forcées de quitter leurs terres pour être réduites à l’esclavage et dont elles ont développé la culture dans le Nord de l’Amérique du Sud. Une troisième, enfin, The Marias, se compose de deux reproductions réalistes en papier d’une plante native des Caraïbes appelée « fleur de paon » et qui était utilisée pour ses propriétés abortives, en particulier pour les femmes esclaves, qui n’avaient même plus la propriété de leur corps. Mais elle fait aussi référence aux femmes de l’époque victorienne qui avait l’obligation de s’occuper les mains en confectionnant, entre autres, des fleurs en papier. Ou à Anna Maria Sibylla Merian, une naturaliste et artiste peintre du XVIIe siècle qui alla au Suriname pour explorer la faune et la flore. Bref, à la condition féminine du XVIIe au XIXe siècle.
On le voit, l’exposition de Kapwani Kiwanga, qui invite aussi l’artiste et chercheuse Noémie Sauve et organise plusieurs tables rondes (dont une avec Marcos Avila Forero), est riche, intelligente et s’ouvre à des problématiques sociétales plus larges que celle du simple champ de l’art. Le seul problème est que, comme à chaque fois avec cette artiste, on est surpris par le manque d’unité formelle des différentes pièces. Non que la réalisation n’en soit pas soignée, au contraire, elle l’est dans une esthétique assez proche du minimalisme, mais c’est comme si elles n’étaient pas de la même main. Comme si le discours prévalait sur la forme et rendait celle-ci en quelque sorte secondaire. Comment comprendre ces œuvres, en effet, si l’on n’a pas le mode d’emploi avec soi ? C’est un peu dommage, car cela risque d’en limiter l’accès à certains visiteurs non avertis.
La forme, et même la perfection de la forme, on peut la trouver dans l’éblouissante exposition que la galerie Thaddaeus Ropac consacre à Sean Scully (la première de l’artiste irlandais dans cette galerie). Scully est tout sauf un inconnu et on admire depuis longtemps ses peintures abstraites composées de lignes superposées (les « Landline ») ou de sortes de blocs enchâssés (les « Wall of Light »), mais cette exposition est particulièrement poétique. Réalisées pendant le confinement, donc pendant cette période de repli sur soi, les peintures qui y figurent l’ont été sur aluminium, c’est-à-dire sur un support qui reflète, même s’il n’englobe pas complètement l’image du spectateur, un peu comme les « fenêtres » de la même matière d’Ugo Rondinone, qui renvoient à Caspar Friedrich et incitent à l’introspection. La différence, c’est que Scully, à grands coups de pinceaux qui restent visibles sur la surface, y apporte de la couleur, et pas n’importe quelle couleur, mais un camaïeu qui se fond, se superpose, se détache, créant ainsi une profondeur et une transparence qui est celle du vitrail et de la lumière. Et cette couleur n’est pas choisie au hasard, par un pur jeu de complémentarité, mais elle renvoie à des impressions, des émotions, des souvenirs, des paysages. C’est la raison pour laquelle l’exposition s’intitule Entre ciel et terre. Elle est en apesanteur. Ces couleurs, qui sont tout autant le gris de Londres et du Nord de l’Angleterre que les couleurs chaudes du Sud de la France, où l’artiste envisage de s’installer (il rend d’ailleurs hommage à Bonnard et Van Gogh), vibrent, se transforment, créent une sorte de perpétuel mouvement, réconfortent. Elles sont aussi souvent réparties sur deux parties entre lesquelles le métal reste visible, un peu comme les deux pages d’un livre avec sa reliure. C’est à la fois très simple et éminemment savant, profond et raffiné, émouvant et sage. A noter qu’au deuxième étage de la galerie, Yan Pei-Ming propose une sélection d’autoportraits réalisés eux-aussi pendant le confinement et qui prouvent à quel point il peut être un grand peintre lorsqu’il s’en donne la peine.
L’union du concept et de la forme, c’est peut-être chez Ali Cherri qu’il faut aller la chercher, qui présente sa nouvelle et quatrième exposition, Return of the Beast, à la galerie Imane Farès. Là aussi, les pièces ont été pensées pendant le confinement, dans l’intimité du studio, mais elles ont surtout été faites en marge du long métrage que l’artiste a réalisé au Soudan, autour du thème de la boue, et qui devrait constituer le troisième volet d’une trilogie consacrée aux éléments : terre, feu et eau (Earth, Fire, Water étant aussi le titre de la première et très complète monographie qui vient de paraître aux Editions Dilecta). On y retrouve les assemblages surréalistes qui sont devenus sa signature, qu’il compose à partir d’objets antiques -vrais ou faux- qu’il collectionne et dans lesquelles le thème des yeux et du regard joue un rôle si important (on pense toujours à la fameuse scène du Chien andalou de Bunuel). Et ils sont accompagnés de très fines aquarelles d’oiseux taxidermisés, d’animaux morts ou de voitures accidentées. Le thème de la mort est bien sûr à nouveau au cœur de ce travail marqué par la violence, la guerre de son pays (le Liban), la fracture. Mais une mort un peu adoucie, comme apprivoisée, où les points de jonction sont moins saillants, où les contrastes entre nature et culture, artifice et réalité, objet authentique et objet reconstitué semblent davantage s’effacer et se fondre même dans ce qui pourrait ressembler à une harmonie. Et même les aquarelles, dont le titre, Dead inside, est pourtant éloquent, semblent neutralisées par la légèreté du pinceau et la subtilité des couleurs. C’est donc une exposition un peu intermédiaire dans la carrière de ce très bel artiste, qui vient d’être choisi pour une résidence d’un an à la prestigieuse National Gallery de Londres, où il aura aussi une exposition. Un regard un peu rétrospectif, à mi-chemin, qui est sans doute pour lui l’occasion de se projeter vers de nouvelles rives.
-Kapwani Kiwanga, Cima Cima, jusqu’au 11 juillet au Crédac d’Ivry (www.credac.fr)
-Sean Scully, Entre ciel et terre, vraisemblablement jusqu’en juillet à la galerie Thaddaeus Ropac 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)
-Ali Cherri, Return of the Beast, jusqu’au 23 juillet à la galerie Imane Farès, 41 rue Mazarine 75006 Paris (www.imanefares.com)
Images : Kapwani Kiwanga, Matières premières, 2020 ¶ © Kapwani Kiwanga / Adagp, 2021 ¶ Photo : Marc Domage / le Crédac Papier industriel en résine de canne à sucre, métal. Co-production Centre d’art contemporain d’Ivry — le Crédac, Ivry-sur-Seine et Museum für Moderne Kunst (MMK), Francfort ; The Marias, 2020 ¶ © Kapwani Kiwanga / Adagp, 2021 ¶ Photo : Marc Domage / le Crédac Installation avec peinture murale, deux plantes en papier sur socles personnalisés. Courtesy de l’artiste et Galerie Poggi, Paris ; Sean Scully, Star, 2021, Oil on linen, 160 x 160 cm (63 x 63 in), (SCU 1019) Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London • Paris • Salzburg © Sean Scully, Photo: Elisabeth Bernstein ; Ali Cherri, Euphoria, 2021 Torse en marbre de Dionysos (époque romaine, Ier et IIème siècle), bras d’une statue de putti en bronze, anciennement argenté (époque romaine), vanité en os, grès émaillé 32.5 x 26 x 14.5 Unique, Courtesy de la galerie Imane Farès ©Tadzio
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