de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Lire l’art

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Ecrivain, poète, dramaturge, cinéaste, essayiste ou encore animateur de mouvement artistique, Jean Cocteau a tout vu, tout connu, été ami avec tout le monde. Et bien sûr il a dessiné, des milliers de dessins qu’il envoyait comme dédicaces à ses amis. Et peint, dans un style surréaliste un peu moins réussi. Mais il a aussi écrit sur l’art et ce sont ces Ecrits que Gallimard a eu la bonne idée de publier, sous la direction de David Gullentops. Ce sont surtout des articles ou des préfaces (rarement des textes très conséquents) que le Prince des Poètes a consacré à cette avant-garde qu’il côtoyait et dont il était souvent le promoteur (Gleizes, Picasso bien sûr, avec lequel il entretenait des relations très soumises, Braque, Dali, Delaunay, Picabia, Modigliani, etc.), aux grands maîtres qu’il admirait (Le Greco, le Douanier Rousseau, Watteau, Vermeer, Cézanne, etc.) ou encore aux artistes dont il était proche et avec lesquels il collaborait (Bérard, Clergue, Buffet, etc.).

Bien sûr, Cocteau n’est pas critique au sens où on l’entend habituellement. Bien sûr, il dit parfois des choses qui auraient du mal à passer aujourd’hui, comme lorsqu’il prétend que « Picasso et Braque sont les grands mâles de cette époque » et que « le cubisme venait après une époque féminine dont il fallait combattre le charme » (il a, par ailleurs, beaucoup défendu les artistes femmes comme Germaine Krull, Marie Laurencin, Berthe Morisot ou Leonor Fini). Mais gardons-nous de faire ce que trop font aujourd’hui, c’est-à-dire de juger des opinions passées avec un regard contemporain, et surtout admettons que Cocteau faisait mieux que cela, qu’il était poète et que, parfois, une de ses formules dont il avait le secret (et qu’il répétait, il est vrai, à foison), était plus éloquente que bien des pages de critique laborieuse et absconse. Pour s’en convaincre, citons ces quelques lignes qu’il consacre à Cézanne :

« Toute œuvre de génie est un accident sur la grande ligne de l’art.

Cézanne et Renoir en sont chez nous l’exemple type. Mais Renoir donne sa fleur et son fruit, ne propose aucune méthode, ne tend aucune perche, échappe à l’analyse. Cézanne, par contre, malgré son irisation inimitable, ouvre des angles neufs sous lesquels la beauté (qui déplace continuellement ses lignes) peut être vue ».

Oui, la beauté déplace continuellement ses lignes, comme le prouve la très belle et très fragile exposition Roni Horn/Félix Gonzalez-Torres qui se tient actuellement à la Collection Pinault de la Bourse du Commerce. Dilecta coédite le catalogue qui reproduit, bien sûr, les œuvres exposées et les accompagne de textes qui analyse le travail et la relation de ces deux artistes unis par une profonde amitié. Outre une contribution de Roni Horn, sans qui cette exposition n’aurait pas été possible, et d’autres de Caroline Bourgeois, qui en est la commissaire, ou d’Elisabeth Lebovici, autrice d’un livre sur les artistes et le Sida, on trouve surtout un texte de Félix Gonzalez-Torres lui-même, qui n’avait jamais été traduit en français, et un texte passionnant d’Elena Filipovic, l’actuelle directrice de la Kunsthalle de Bâle, écrit lorsqu’elle avait présenté une grande rétrospective de lui au Wiels de Bruxelles. Ces témoignages sensibles, écrits dans une langue très accessible, apporte un éclairage précieux sur l’œuvre de cet artiste qui aura marqué les années 80 de manière indélébile et apporté une forte dose d’émotion dans le langage rigoureux du minimalisme.

La même Elena Filipovic est l’auteur, toujours pour Dilecta et la Bourse du Commerce, de Bliz-aard Ball Sale, un ouvrage qui prolonge l’exposition David Hammons qui s’est récemment tenu là-bas. Bliz-aard Ball Sale est le titre d’une performance que l’artiste afro-américain a réalisé en 1983, en hiver à New York et qui consistait à s’installer dans la rue pour vendre des boules de neige de différentes tailles, suite à un blizzard qui s’était abattu sur la ville. Cette performance, qui est une des plus mythiques de l’artiste (il n’en reste que quelques photos sur lesquelles on le voit, élégamment habillé, derrière un tapis sur lequel il a soigneusement aligné les boules), révèle bien la dimension très « duchampienne » de son travail (les boules n’avaient d’ailleurs pas été faites à la main, mais grâce à des moules achetés dans le commerce). Et elle dit long aussi, par son opposition de couleurs -les boules blanches vendues par un homme noir-, sur son positionnement, sur sa lutte pour se faire admettre, lui et les autres artistes de la communauté afro-américaine, dans un monde de l’art entièrement dominé par les Blancs. David Hammons a toujours refusé de s’intégrer au système, n’a jamais voulu être représenté en galerie, a renoncé aux invitations des institutions et toujours préféré continuer à vivre tranquillement à Harlem pour ne perdre son âme et faire acte de résistance (au point parfois de pousser le bouchon un peu loin).

L’essai d’Elena Filipovic, le premier essai en français consacré à Hammons, part de cette performance pour explorer (si tant est qu’il est possible de le faire, avec lui, les pistes sont tellement brouillées) la carrière et l’œuvre de cet artiste inclassable. Depuis sa naissance en 1943 et ses premières œuvres (des empreintes qui font penser aux Anthropométries de Klein) jusqu’aux dernières sculptures, il retrace son parcours, marqué par une extrême pauvreté et par la discrimination (au début de sa carrière, Hammons ne pouvait exposer que dans les sous-sols des églises ou sur les panneaux d’affichage des centres de loisirs juifs, « car c’étaient les seuls endroits de Los Angeles qui offraient la possibilité d’exposer aux artistes noirs »). Et l’on comprend à quel point tout, dans ce qui a suivi, a été marqué par cette discrimination, à quel point tout témoigne du racisme inhérent à la société américaine, à quel point tout ramène à la construction d’une identité. On regrette d’autant plus de n’avoir pas pu lire ce livre avant d’avoir vu l’exposition à la Collection Pinault, car on aurait certainement mieux appréhendé le travail de cet artiste déroutant, tellement en phase avec le monde dans lequel il vit. Mais l’essai d’Elena Filipovic permet de la reconsidérer a posteriori et de mieux la comprendre. C’est dire son importance.

-Jean Cocteau, Ecrits sur l’art, Editions Gallimard, collection Art et Artistes, 400 pages, 26€

-Roni Horn/Félix Gonzalez-Torres, Coédition Dilecta-Pinault Collection, 176 pages, 45€

-Elena Filipovic, David Hammons, Bliz-aard Ball Sale, Coédition Dilecta-Pinault Collection, 160 pages, 22€

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