de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Johannes Sivertsen, l’ambiguïté faite peinture

Johannes Sivertsen, l’ambiguïté faite peinture

Il y a au moins trois paradoxes dans l’œuvre et la personne de Johannes Sivertsen qui expose en ce moment chez Gilles Drouault, pour la première fois en France. D’abord il est français, ce que son nom ne suggère pas forcément (mais ses parents sont danois). Ensuite il vit à Copenhague, mais il s’intéresse avant tout à l’Histoire française. Enfin, il fait de la peinture, un genre parfois considéré comme désuet et bourgeois, qui plus est de petits formats que les esprits chagrins associent à la peinture de salon. Ce sont ces paradoxes, parmi d’autres, qui nourrissent et constituent la base de son travail.

Mais commençons par le commencement. Johannes Sivertsen est né en 1984, à Paris, deux ans après que ses parents, pour des raisons tant personnelles que professionnelles, eurent quitté le pays de la Petite Sirène. Son père, Jan, est peintre, il étudie la palette de Delacroix et est élève de Jean Dewasne. C’est lui qui donne au jeune Johannes le goût de la peinture et lui apprend les rudiments du métier (« A l’école, tout le monde était étonné de me voir nettoyer mes pinceaux », précise-t-il en riant). Il passe le bac arts plastiques et, à vingt ans, entre aux Ateliers Beaux-Arts de la Glacière à Paris, tout en étant assistant d’une peintre danoise, Nina Sten-Knudsen. Son but est de préparer la prestigieuse Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, mais la préparation coûte chère, ses parents ne roulent pas sur l’or et il enchaîne les petits boulots.

Mais il change son fusil d’épaule et décide d’aller à Berlin, qui est alors la Mecque des artistes européens. Il choisit la capitale allemande surtout parce qu’elle semble répondre à la pratique qui est la sienne et qu’il entend développer : la peinture d’Histoire. Car Johannes Siversten a été très vite sensibilisé par les questions historiques et politiques. Peu de temps après être arrivés en France, ses parents se sont installés dans le 93, à Gagny, et lui, petit blond à la peau claire, s’est senti en léger décalage dans un milieu où règne la diversité des origines. Rapidement, il comprend que l’Histoire qu’on lui enseigne à l’école n’est pas la même que celle qui se raconte en cours de récréation. Lorsqu’il passe son bac, il choisit une option Histoire et traite de la question des « murs » dans celle-ci. Et bien évidemment, c’est essentiellement l’Histoire coloniale de la France qui le questionne.
Il envisage donc de s’installer à Berlin, mais dans un premier temps -et toujours pour se faire un peu d’argent-, il séjourne dans le pays de ses parents où il trouve rapidement un travail d’entoileur-encadreur. Là, il rencontre beaucoup d’artistes, parmi lesquels Christian Schmidt Rasmussen qui l’incite à aller voir Jens Haaning, un artiste conceptuel radical (il a récemment fait parler de lui pour une œuvre qui devait être constituée de l’argent que lui avait alloué le musée, mais qu’il a préféré empocher en laissant le message « Prends l’argent et tire-toi), qui enseigne à la Funen Art Academy d’Odesee. Bien qu’il ait une pratique complètement différente, celui-ci comprend son travail et l’incite à poursuivre dans cette voie : « Si tu veux peindre cette Histoire, lui dit-il en substance, et être honnête vis-à-vis de toi-même, il faut aller au bout de ta démarche et apprendre les techniques de peinture les plus anciennes et les plus traditionnelles ». Séduit, le jeune homme suit son enseignement et il perfectionne les techniques et les secrets de l’art pictural que bien des écoles (en particulier françaises) n’enseignent plus, en se penchant plus spécifiquement, dans un premier temps, sur Le Lorrain et Caspar Friedrich.

On peut s’étonner que, pour aborder des questions historiques aussi brûlantes, l’artiste ait choisi la peinture à l’huile et les petits formats, qui sont le fleuron de la bourgeoisie française. « Mais c’est justement parce que je ne veux pas fermer de portes, explique-t-il, et ne pas parler à des gens déjà convaincus. J’ai appartenu à la scène punk et j’aurais pu continuer dans cette direction, ou faire des vidéos pour étayer mon propos, mais ç’aurait été prêcher des convertis. Avec la peinture, au contraire, qui plus est dans une technique très traditionnelle, j’apporte une réponse plus ambigüe, qui permet des lectures différentes, s’adresse à un autre public et fait bouger les lignes de l’intérieur. L’Histoire coloniale n’est pas si simple et je ne veux pas tomber dans la réduction, donc je fabrique des images qui me semblent nécessaires, mais sont aussi sujettes à interprétations. Comme mon père, ma grande référence en la matière est Delacroix, dont une partie de l’héritage (la partie narrative) n’a pas été vraiment reprise. Mais j’ai aussi une grande admiration pour Corot, Munch ou Hammershøi, des peintres qui ne sont pas forcément des peintres d’Histoire… »

Dans l’exposition qu’il présente chez Gilles Douault sous le titre Anti-Identité et qui est donc sa première en France (Johannes Sivertsen travaille aussi avec la galerie danoise Specta, où il a déjà été montré plusieurs fois), on trouve ces petits tableaux d’Histoire à la palette du Nord (des blancs un peu laiteux, des roses des ocres, etc.), qui frappent d’abord par leur aboutissement formel et ne sont pas sans rappeler le travail d’un Luc Tuymans ou d’un Michaël Borremans. Là c’est une image de la guerre d’Algérie montrant des soldats français mettant le feu à un champ pour chasser les villageois de leur terre ; ici une évocation de la conférence de Berlin en 1885 réunissant les puissances coloniales autour de Bismarck : là un « garde-frontière », image assemblée à partir de plusieurs sources pour obtenir un « archétype » de garde et de frontière européenne ; là encore un assistant d’éducation, autoportrait de l’artiste dans une fonction qu’il a exercé pendant plusieurs années. Ou là, des « voltigeurs » devant le 20 de la rue Monsieur Le Prince, à l’endroit-même où a été tué Malik Oussekine. Dans tous les cas, il s’agit de raconter un récit avec un regard qui vient d’ailleurs et qui est celui d’un Blanc, dans la norme, sur ceux qui ont eu à connaître le racisme ou l’exclusion.

Au milieu de ces toiles, une s’en distingue, qui n’a pas l’air d’appartenir au même registre. Elle s’intitule Fragile et montre un adolescent un peu chétif, les bras croisés, le regard flottant, qui semble hésiter entre deux âges, entre deux sexes. Il s’agit d’une référence au tableau de Munch, Puberté, qui met en scène, lui, une jeune fille dans la même posture. On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’un dialogue ironique avec l’Histoire de l’art, comme il y en a tant dans la peinture de Johannes Sivertsen, si l’artiste ne précisait que ce jeune homme blond vulnérable, ce « babtou fragile » comme on dit en banlieue, pourrait autant être du côté des victimes que des bourreaux. Car dans une autre toile, intitulée Engrainage, on retrouve ce même personnage face à des skins qui semblent lui faire la leçon. « On dit que dans les banlieues, le risque pour les jeunes est celui de la radicalisation. C’est sans doute vrai, mais on ne parle pas de la manière dont l’extrême-droite les embrigade. Quand j’étais assistant d’éducation, j’étais constamment confronté à ce problème et je n’étais pas armé pour y répondre. Moi-même, j’aurais pu devenir skin ».

Cette toile est donc représentative de l’ambiguïté qui est au cœur du travail de l’artiste, qui cache derrière la séduction de sa facture une virulente charge politique. On croit comprendre, mais on est trompé, on est conforté pour être mieux bousculer. C’est un art du trompe-l’œil, du faux semblant, du masque. Mais encore une fois, jamais de message définitif, de tract, de vérité assénée avec suffisance. La peinture de Johannes Sivertsen se joue sur plusieurs niveaux, jamais univoques. Comme le dit l’artiste lui-même : « c’est le pouvoir et le potentiel de la grande narration qui est inhérente à la peinture en tant que média. ». C’est aussi le pouvoir de la peinture elle-même. Celui qui fait qu’elle traverse les âges et reste, à tout jamais, indémodable.

-Johannes Sivertsen, Anti-Identité, jusqu’au 18 juin chez Gilles Drouault/galerie de Multiples, 17 rue Saint-Gilles 75003 Paris (www.gillesdrouault.com)

Images : Berlin, 2022 Huile sur toile 33 x 27 cm ; Du côté des flammes, 2022 Huile sur toile 27 x 33 cm ; Voltigeurs, 2022 Huile sur toile 33 x 27 cm ; Fragile, 2022 Huile sur toile 33 x 27 cm

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