de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Lou Le Forban, Maëlle Ledauphin, Jimmy Beauquesne: au commencement était le dessin

Lou Le Forban, Maëlle Ledauphin, Jimmy Beauquesne: au commencement était le dessin

Ce sont trois jeunes artistes qui ne sont pas représentés en galerie (du moins, en France), mais dont on peut voir le travail sur Instagram. Ils ont en commun d’avoir fait du dessin la colonne vertébrale de leur pratique. Mais pas n’importe quel dessin, un dessin coloré, figuratif, surréaliste, parfois baroque. Auquel, d’ailleurs, ils ne se limitent pas. Portraits.


On a pu voir le travail de Lou Le Forban lors de l’exposition organisée par l’association Artaïs, qui s’est tenue récemment à la galerie Dix9 à Paris. Cette jeune artiste née en 1997, qui vit et travaille à Marseille, y présentait une série d’intrigants et troublants dessins sur coton qu’elle avait intitulés Les Chimères amoureuses et qui mettaient en scène des créatures mythologiques, mi-animaux mi-démons, dans des scènes tantôt tendres, tantôt angoissantes. Car pour elle, qui est diplômée des Beaux-Arts de Paris, le dessin est une activité première, qui constitue la base de son travail et qu’elle a pratiqué dès son plus jeune âge. Mais elle a voulu très vite l’étendre à d’autres disciplines comme la vidéo et la performance. C’est la raison pour laquelle elle a complété ses études aux Beaux-Arts par un passage par Le Fresnoy de Tourcoing, où l’on apprend à faire des films et où elle a réalisé, d’ailleurs, des courts-métrages qui mêlent l’image filmée au dessin et à la 3D dans une sorte de surprenant collage. « Dans mon travail, dit-elle, quelque chose du dessin est passé dans le cinéma et quelque chose du cinéma est passé dans le dessin. Je peux avoir recours à des procédés cinématographiques, par exemple en utilisant le lavis, permettant de faire fuser l’encre sur la matière, créant ainsi des zones de floues qui jouent sur la profondeur du champ. Cette même technique « fluide » me permet de donner une dimension charnelle aux figures, de jouer sur leur matérialité. »
Ce dessin, elle le pratique d’abord de manière intuitive, à la manière des Surréalistes, sans médiation entre la main et l’esprit. C’est peu à peu que l’image arrive et prend forme. Elle est nourrie toutefois par une série de références à des contes et des récits issus du merveilleux médiéval, ou par des dessins réalisés par des moines. Grande amatrice de peinture flamande (Bruegel, Bosch), Lou Le Forban aime ce qu’elle appelle « l’hybridation », c’est-à-dire quelque chose qui vient de pratiques païennes, du chamanisme par exemple, mais qui a été repris par le Christianisme. Elle cite, à cet égard, la légende des aboyeuses de Josselin, dont elle a fait une œuvre, et qui étaient des femmes qui entraient en transe à la Pentecôte et lors du pèlerinage de Notre-Dame du Roncier à Josselin, dans le Morbihan. Elles aboyaient et se métamorphosaient en chiennes jusqu’à ce qu’on leur fasse toucher la statue de la Vierge. C’est cette manière d’être « habitée par », sans savoir si c’est intentionnel ou non, qui intéresse l’artiste. Alors qu’initialement, elle privilégiait la dimension burlesque (elle a travaillé sur Chaplin), progressivement, elle s’est tournée vers ces phénomènes d’hystérie collective.

Ils sont au cœur de son film Toha va bohu, qu’elle a réalisé en deuxième année du Fresnoy. Mais ils viennent aussi sans doute du fait qu’elle ait travaillé, aux Beaux-Arts, entre autres, sous la direction de la chorégraphe Emmanuelle Hyunh, qui a lui donné ce sens du mouvement qu’elle utilise pour les performances. Un sens du mouvement qui est comme une ronde infernale, une danse de mort ou un carnaval au cours de laquelle les identités se dévoilent et s’interchangent. A toutes ces pratiques, Lou le Forban vient d’ajouter la broderie : « c’est quelque chose que je faisais pour moi depuis longtemps, mais j’ai eu récemment l’occasion de réaliser des costumes pour un ami et j’en ai mesuré le potentiel graphique. J’ai donc décidé d’intégrer la broderie dans les dessins. Cela renvoie aux rituels et pratiques populaires qui m’intéressent et permet de créer un volume qui donne une dimension supplémentaire, sculpturale, à l’œuvre ».


Surréalistes, les dessins de Maëlle Ledauphin, qui est née en 1999, et qui vit et travaille, elle, au Mans, le sont assurément. Mais elle préfère parler de deuxième Surréalisme, celui qui a trait à l’anthropologie de Leiris et de Lévy-Strauss plutôt que celui de l’écriture automatique de Breton. Car ce qui fascine cette grande admiratrice de Bataille, ces sont les objets étranges, à forte portée symbolique, à partir desquels elle laisse divaguer son imagination. Ainsi, elle avoue qu’un des premiers objets qui ait attiré son attention est un tire-lait archéologique qu’elle a vu dans un musée. De cet objet singulier et apparemment barbare, qui peut faire penser à un instrument de torture, elle a tiré toute une série de dessins sur le lait, la gestation, l’accouchement, allant jusqu’à essayer de retrouver ce que les tire-laits actuels ont en commun avec leurs ancêtres des temps passés. C’est ainsi qu’elle pratique, par association d’idées, par dérivation. Une forme donne naissance à une autre qui la reprend et la modifie pour en créer une troisième et ainsi de suite. Là aussi, il est question d’hybridation et d’images que l’on rejoue.

Ce dessin est aussi la matrice de son travail. Elle le pratique depuis l’enfance et a toujours envie d’y revenir. Elle le met en lien d’ailleurs avec les jeux vidéo qu’elle voyait tout le temps autour d’elle : ces formes simplifiées, ces empilements d’éléments appelaient le volume. C’est paradoxalement ce volume qu’elle recherche sur la feuille et qu’elle n’obtient pas en sculpture. Ce qui l’intéresse, c’est le potentiel de volume que permet le dessin. Il ne constitue jamais une esquisse. Il est une œuvre en soi avec lequel on peut tout créer, d’où toutes les formes peuvent émerger. Mais plutôt que de dessins, il faudrait parler de techniques mixtes, car plus le temps passe, plus le travail de Maëlle Ledauphin se complexifie et fait appel à des techniques différentes. « Tantôt enquête, tantôt archéologie expérimentale ou illustration de fascinations enfantines, dit-elle, l’utilisation du pastel gras, de la peinture et du collage brouille les frontières entre les mediums : ils servent la plupart du temps des compositions d’espaces fermés sur eux-mêmes, dans lesquelles le hors-champ n’existe pas ; le dessin y tient comme dans une phrase.

Récemment, elle a découvert le travail de René Girard sur le sacrifice. Et elle en a tiré toute une série de pièces sur le sacrifice d’Abraham. De fait, elle éprouve une fascination pour le rite, la dissection, le corps en tant qu’objet qu’elle cherche toujours à ouvrir pour voir ce qu’il y a dedans (parfois même une Ménine de Velasquez). Et la sexualité aussi, qu’elle aborde frontalement, au-delà des peurs, des inhibitions et des tabous. Passionnée par les traités médicaux, elle les traduit à sa manière, qui reste ludique, elle-même n’étant pas spécialiste, et par des œuvres qui offrent des pluralités de lectures. Il faut dire que Maëlle Ledauphin se nourrit de ces textes et qu’elle vit dans un environnement littéraire. Elle participe elle-même à une revue, arapesh, qui publie aussi bien ces traités que des poésies ou des dessins. Et prochainement devrait paraitre un recueil de Frédéric Riera, Ascèses, édité par la revue et avec des illustrations de l’artiste. La preuve que la science, l’art et la poésie peuvent se conjuguer dans une démarche singulière et qui ouvre de mystérieuses perspectives.

L’écriture est aussi essentielle dans le travail de Jimmy Beauquesne qui est né en 1991 et dont a pu voir le travail récemment dans l’exposition collective de la Friche du Palais de Tokyo, Hors de la nuit des normes (hors de l’énorme ennui). A ce jour, pourtant, aucun de ses écrits n’a été rendu public, mais il travaille actuellement sur une exposition pour sa galerie de New-York (il est le seul des trois a être représenté par une galerie étrangère) qui aura la forme d’un conte philosophique (la transformation de l’homme en pokémon). Et depuis plusieurs années, il écrit une série avec Manon Klein qui met en scène Justin Bieber dans un monde parallèle. Car les deux grandes sources d’inspiration de l’artiste sont le chanteur américain -qui a les mêmes initiales que lui- et la science-fiction. Pour l’exposition du Palais de Tokyo, il avait réalisé, par exemple, une série de stickers qui reproduisaient tous les tatouages qui recouvrent le corps de Justin Bieber. Et à d’autres occasions, il l’avait mis en scène dans des situations fantastiques qui n’étaient pas sans évoquer Gregg Araki, le cinéaste américain, auteur entre autres du film Kaboom, qui est un de ses maîtres.
Cet exercice d’admiration, de l’objet désiré à l’objet désirant, et réciproquement, Jimmy Beauquesne le traduit dans des virtuoses dessins aux crayons de couleurs, à l’esthétique colorée, pop, souvent homoérotique, qui ne craignent ni la surcharge ni le décoratif. Le dessin a été un médium qui s’est imposé naturellement à lui dès l’adolescence, cette période qui lui est si chère, et en partie pour des raisons économiques (facile à apprendre, pas cher, facilement transportable). Il avoue se sentir pour l’instant moins à l’aise avec la peinture, en ayant toutefois des gestes de peinture avec le crayon. Car le crayon qu’il emploie est proche du pastel et ne laisse donc pas la possibilité de gommer. Mais à lui aussi, la feuille ne suffit pas. Il a besoin de faire en sorte que le dessin déborde, qu’il s’inscrive sur des papiers peints ou dans des installations, à la manière de Marc-Camille Chaimowitz, qui est une autre de ses grandes références. Au Palais de Tokyo, où il était en résidence, il a pu travailler avec l’atelier de ferronnerie pour réaliser des cadres en métal pour ses œuvres et il a l’intention se lancer bientôt dans la fabrication de tapis.

Toutes ces activités, Jimmy Beauquesne les assume seul, sans l’aide d’une galerie française pour lui faciliter le travail. C’est une situation qu’il a longtemps choisie, parce qu’il n’avait pas rencontré le partenaire commercial qui lui convenait et qu’il préférait montrer directement ses œuvres sur Instagram. Mais elle finit par lui peser un peu, il trouve qu’il est difficile d’être seul face à l’art et souhaite de plus en plus élargir les collaborations. Pas seulement pour stimuler son inspiration, mais aussi parce qu’il est curieux et qu’il a envie de s’ouvrir à d’autres gens et à d’autres disciplines. D’ailleurs, après avoir quitté l’atelier qu’il occupe actuellement à Pantin grâce à l’association Artagon, il envisage de partir à l’étranger et de respirer un autre air que celui qu’on respire dans le milieu de l’art français. Au Palais de Tokyo, les dessins qu’il présentait, pleins de petits démons, se refermaient comme des retables ou des éléments d’un autel, sans laisser de doute sur leur rapport au religieux. Un nouveau chemin pour cet artiste qui aime décidément faire sa route à l’écart des sentiers battus ?


Lou Le Forban : @lou_le_forban
Maëlle Ledauphin : @maelleledauphin
Jimmy Beauquesne : @jimmybqsn


Images : Lou Le Forban, image de Tohu va bohu, film, 12min58, production Le Fresnoy, 2022 ; Les ravis, série de trois peintures, encre sur coton, 55×155 cm, 2023 (détail) ; Maëlle Ledauphin, Mécanismes de production du lait #3 pastel gras sur papier, 50×35 cm chacun, 2021 ; L’oracle d’Avignon, pastel gras, peinture et encre acryliques, paillettes, graphite, collage sur bois contreplaqué et papier marouflé sur toile, 120x180cm et env.40x60cm pour le chien. 2023 ; Jimmy Beauquesne, JB12, 2021, dessin sur papier, 30 x 24 cm ; Undawn (Domain of Stasis), 2023, Metal Kiosk (supported by Institut français)

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