de Patrick Scemama

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La République de l'Art
« Luogo e Segni », élégance, calme et limpidité

« Luogo e Segni », élégance, calme et limpidité

A Venise, tandis que se tient, sous la direction de Ralph Rugoff, une Biennale bouillonnante, très prospective et contemporaine -même si elle n’est pas toujours convaincante-, une autre exposition a lieu, qui en est un peu le contrepoint, sur le plan du calme et de la sérénité. Il s’agit de Luogo e Segni, qui est présentée à la Punta della Dogana (Pointe de la Douane), un des deux espaces de la Collection Pinault, sous le commissariat de Martin Bethenod et de Mouna Mekouar. Elle prend son titre d’une très belle œuvre de Carol Rama, qui signifie « Lieu et Signes » et qui est traversée dans le sens de la largeur par une bande de pellicule noire, qui est la trace d’on ne sait quel événement. Car c’est la mémoire qui est ici en jeu, mémoire des lieux, des villes comme Beyrouth, New York, Rio de Janeiro, Sarajavo, mais aussi du musée lui-même, avec des œuvres emblématiques des précédentes expositions de la Collection Pinault.

A ce thème de la mémoire s’en superpose un autre : celui de la poésie d’Etel Adnan, cette artiste à la fois plasticienne et poète qui a eu une reconnaissance tardive et qui est aujourd’hui une figure incontestée du monde de l’art (cf http://larepubliquedelart.com/le-savoir-faire-et-le-coeur/). « En écho à sa poésie, qui s’attache à évoquer le caractère apparemment insaisissable des éléments naturels, l’exposition met en scène les variations climatiques et atmosphériques qui traversent Punta della Dogana : le clair et l’obscur, la lumière et ses éclats, le vent et la mer, les sons et les effluves », nous disent les deux commissaires. Le paradoxe, c’est qu’aucune poésie de l’artiste n’est à disposition dans l’exposition, seul un poème est lu en anglais par Bob Wilson, dans une salle qui réunit aussi des sculptures de Simone Fattal (respectivement un ami proche et la compagne d’Etel Adnan). Et c’est donc à la seule bonne foi des commissaires qu’il faut se fier, d’autant qu’aucun cartel explicatif n’accompagne les œuvres ou les met en relation (mais un livret est distribué à l’entrée qui donne les explications). On peut trouver cela élitiste ou un peu faible sur un plan conceptuel, mais qu’importe, car l’exposition est superbe, élégante, intelligente et bien accrochée.

Elle s’ouvre par l’immortel (si l’on peut dire) Blood de Felix Gonzalez-Torres, ce rideau de perles rouges et blanches, que le spectateur doit traverser et qui matérialise les globules du sang, ce sang de l’artiste infecté par le virus du sida. Bouleversante, cette pièce avait déjà été présentée lors de l’ouverture du lieu, il y a dix ans et fait partie des pièces les plus fortes de la collection (soit dit en passant, il est fort peu probable que Felix Gonzalez-Torres ait pu connaitre Etel Adnan, puisqu’il est mort bien avant qu’elle ne soit reconnue). Et elle se poursuit par les White Dickinson, ces barres en aluminium sur lesquelles sont gravés des vers de la poétesse Emily Dickinson dues à Roni Horn, une amie proche de Gonzalez-Torres. Car un des autres thèmes de l’exposition (encore un !), mais qui s’entrecroisent avec les précédents, est celui des affinités électives, des relations d’admiration ou d’inspiration des artistes entre eux. Ainsi Tacita Dean et Julie Mehretu, qui sont très complices, présentent-elles des cartes postales rehaussées (la première) et des monotype (la seconde) que l’on avait déjà pu voir chez Marian Goodman ;  ainsi Liz Deschenes a-t-elle choisi de montrer ses photogrammes réalisés sans appareil, en les exposant directement à la lumière de la lune, face aux photos de Berenice Abbott, qui fut l’assistante de Man Ray et qui a témoigne du changement architectural de New York dans la première moitié du XXe siècle ; ainsi Charbel-Joseph H. Boutros et Stéphanie Saadé ont-ils mélangé leur respiration dans un ballon qui, tout au long de l’exposition, va se dégonfler et répandre dans tout l’espace leur souffle amoureux ; ainsi même Philippe Parreno a-t-il choisi de montrer sa désormais célèbre Marilyn (une vidéo qui dans laquelle apparaissent la voix et l’écriture de Marilyn Monroe transcrites par un robot) dans une salle où sont également présentées des peintures d’Etel Adnan. Lorsque la vidéo se termine, la lumière se rallume, laissant apparaître les peintures…

Et que dire des somptueuses sculptures de Tatiana Trouvé, The Guardian, qui sont comme des présences/absences figées dans l’éternité ; des toiles si subtiles, si poétiques et si raffinées de Lucas Arruda, sortes de brumeux paysages abstraits réalisés de mémoire; de l’espace investi par Nina Canell avec des fragments de grès que l’on recouvre d’eau chaque jour et qui forme comme des îlots faisant écho aux îles vénitiennes situées tout autour ; de l’émouvante vidéo d’Anri Sala, 1395 Days without red, qui met en scène une jeune musicienne qui traverse Sarajevo en état siège pour rejoindre son orchestre ; ou encore du rideau de Wu Tsang, artiste transgenre et activiste, qui est présenté dans le belvédère, qui fait écho à la culture du « clubbing » et qui rappelle curieusement le rideau à sequins qui ponctue la très militante vidéo de Pauline Boudry et Renate Laurenz montrée dans le Pavillon suisse de la Biennale (un des pavillons les plus réussis avec celui du Ghana)…

Tout est beau dans cette exposition, tout est limpide, lumineux et s’inscrit avec bonheur dans le magnifique espace conçu par Tadao Ando. Alors que Venise bruisse de monde, de tumultes et d’activités bruyantes, cette halte à la Punta della Dogana est comme une respiration, un ressourcement au milieu d’œuvres majeures et lumineuses qui parlent à notre intelligence et se tendent discrètement la main.

Luogo e Segni, jusqu’au 15 décembre 2019 à la Punta della Dogana, Venise (www.palazzograssi.it). A noter que pendant cette période, l’autre espace de la Collection Pinault, le Palazzo Grassi, présente une important exposition de Luc Tuymans, sans doute un des peintres les plus importants de notre époque (La Pelle).

 

Images : Sturtevant, Felix Gonzalez-Torres, AMERICA AMERICA, 2004, Pinault Collection. Installation view Luogo e Segni at Punta della Dogana, 2019 © Palazzo Grassi, photography Delfino Sisto Legnani e Marco Cappelletti; Lucas Arruda (from left to right) Untitled 2015, Untitled 2016, Pinault Collection. Installation view Luogo e Segni at Punta della Dogana, 2019 © Palazzo Grassi, photography Delfino Sisto Legnani e Marco Cappelletti; Wu Tsang, Untitled, 2019, courtesy the artist and Galerie Isabella Borolozzi, Berlin. Installation view Luogo e Segni at Punta della Dogana, 2019 © Palazzo Grassi, photography Delfino Sisto Legnani e Marco Cappelletti.

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