de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Michele Ciacciofera, la connaissance en boucle

Michele Ciacciofera, la connaissance en boucle

On a véritablement découvert le travail de Michele Ciacciofera en France en 2019, lors de son exposition à la galerie Michel Rein ( cf Pratiques singulières – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). Pourtant l’artiste, né en 1969, avait déjà une belle carrière derrière lui, il avait participé, entre autres, à la Documenta 14 à Athènes et Cassel et surtout à la Biennale de Venise de 2017. C’était d’ailleurs là qu’il avait montré une de ses pièces les plus significatives -et qui a beaucoup œuvré pour sa notoriété : le Janas Code, un ensemble de céramiques, de fossiles (vrais ou faux), de dessins et de nids d’abeille posés sur de vieilles tables récupérées chez des paysans et associés à des tapisseries et des matériaux trouvés. Cette mystérieuse installation reconstituait mentalement des sites néolithiques qu’il avait étudiés en Sardaigne et qu’il associait à une légende qui en faisait, selon des règles shamaniques, des « maisons de fées ».

On retrouve cette œuvre au dernier niveau de la grande exposition que lui consacre le Musée de Rochechouart, ce très beau musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, sis dans un château dont les parties les plus anciennes datent de l’an Mil. Et l’on se rend compte à quel point elle est fondatrice, à quel point elle constitue la matrice de tout le travail développé alentour. Car on y trouve toute la spécificité de la démarche de Michele Ciacciofera : la multiplicité des médiums (avec le dessin pour base), la question du temps et de la mémoire, l’obsession du livre et des matières naturelles, l’idée de l’archive et de l’archéologie. Sans doute faut-il rappeler que l’artiste n’a pas suivi de cursus habituel, qu’il n’a pas fait d’école d’art. Après des études en sciences politiques, anthropologie et sociologie, il s’est lancé dans une carrière sportive qu’il a dû interrompre à cause d’une blessure. Et c’est alors qu’il s’est formé auprès de l’architecte G.A. Sulas, tout en s’engageant dans une activité à la fois politique et écologique. C’est probablement à ce parcours inhabituel que l’on doit cette ouverture d’esprit, cette curiosité, cette culture et surtout ce sens de la collectivité et cet attachement à l’Histoire.

L’exposition emprunte son titre aux Essais de Montaigne : Sans commencement et sans fin, c’est-à-dire qu’on est face à un cycle, à quelque chose qui se renouvelle sans cesse. Elle se déploie sur les trois niveaux du château. Le premier, qui est consacré à l’inorganique, fait alterner des aquarelles délicates avec des pièces en verre aux lignes très pures (dont certaines réalisées à Murano) et des grilles, qui sont comme des grilles de chantier que l’artiste a recouvertes de laine (venant du règne animal) ou de fil de coton (appartenant au végétal), parfois de manière l’horizontale, parfois verticale et sur lesquelles il a accroché des reliques ou de petites céramiques qui sont comme les strates du passage du temps. Le deuxième, plus organique, fait davantage place aux communautés : communauté de « totems » (des morceaux de bois qu’il a récupérés dans la nature et qu’il a peints ou assemblés avec d’autres éléments pour leur donner une forme quasi anthropomorphique), de peintures, sur lesquelles il a appliqué un nombre incalculable de couches d’eau pour n’en laisser apercevoir que les sédiments, de drapeaux dans une installation impressionnante à partir de toiles de jute ayant servi à transporter du café et qui, associée à une pièce sonore initialement réalisée pour la Documenta et conçue de telle manière qu’elle évoque la cale d’un bateau, devient une subtile mais non moins brûlante réflexion géopolitique. Le troisième, enfin, plus proche des étoiles, et qui est une magnifique salle dans laquelle apparaît la charpente du château, sert à la fois de « bibliothèque » -car une autre série de pièces de Michele Ciacciofera consiste à récupérer des briques anciennes qu’il gratte, puis sur lesquelles il grave des inscriptions, qui vont d’un texte lisible (Finnegans Wake de Joyce, par exemple) à des signes abstraits ou cabalistiques- et abrite l’installation Janas Code dont il a été question plus haut.

Certaines salles frappent plus que d’autres : cette dernière, par exemple, dans laquelle on aimerait s’installer pour remonter le cours des siècles (même imaginaire). Mais il faut parler aussi de l’étonnante Salle de Chasse, où l’on trouve une très belle fresque Renaissance évoquant l’activité favorite du chatelain et dans laquelle l’artiste a installé un certain nombre de ces Totems, comme pour établir un dialogue sur le rapport à la nature, et cette salle, toute en longueur, qui pourrait n’être qu’un lieu de passage s’il n’avait su l’habiter avec des « leporellos » (ces livres peints recto verso) qui courent sur des tables, donnent un sens à la circulation et aboutissent sur une peinture qui en est la clé de voûte. Et l’ensemble de l’exposition a été pensé en fonction de l’architecture du château, résonne avec son histoire et fait écho à sa collection (même si elle n’est pas visible présentement) qui est particulièrement riche en Land Art et en Arte Povera.

Car on ne peut pas dissocier le travail de Michele Ciacciofera de ces deux courants (surtout du deuxième), qui fait partie de sa culture et de son éducation, même si, bien sûr, les enjeux ne sont aujourd’hui plus les mêmes. Il a chez lui ce même goût des matériaux bruts, de la récupération, des éléments naturels, pour ce qu’ils racontent de l’histoire des hommes. Mais à la différence de ses illustres ainés, il ne se contente pas de les exploiter tels quels ou en les opposant. Il les associe à des éléments fragiles (le verre), les transforme, les incise, les grave ou les souligne de manière extrêmement subtile (il faut voir comment il sacralise un nid d’abeille en y insérant une simple céramique ou en appliquant une feuille d’or). Et le soin apporté aux tables de présentation qu’il a faites fabriquer pour qu’elles aient une sorte d’oxydation particulière ou qu’elles prennent des formes animales prouve le raffinement et le goût du beau qui sont aussi à l’œuvre dans son travail.

Il faut donc plonger dans cette exposition « sans commencement et sans fin » (il y a d’ailleurs chez Michele Ciacciofera quelque chose de l’humanisme de Montaigne) et s’y immerger pour voir à quel point tout se répond, se complète et se prolonge. C’est comme une histoire de l’humanité qui y est inscrite, mais sans explications de textes, de manière poétique, métaphorique. Prendre le temps de regarder ces formes, parfois étranges, parfois humoristiques, c’est remonter à la source de notre connaissance, là où tout se joue, là où tout se crée.

-Michele Ciacciofera, Sans commencement et sans fin, jusqu’au 13 septembre au Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Château de Rochechouart (www.musee-rochechouart.cm)

Images : vues de l’exposition. Photos Aurélien Mole (1,2,3,4), Alessia Galassi (5)

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2 Réponses pour Michele Ciacciofera, la connaissance en boucle

Rein dit :

génial !

Patrick Scemama dit :

Merci

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