A Monaco, l’Avant-garde russe au sommet
On a eu beau les voir à de nombreuses reprises – et en particulier l’hiver dernier, lors d’une exposition à la Whitechapel Gallery de Londres (cf https://larepubliquedelart.com/carre-noir-sur-la-tamise/) -, on est toujours stupéfait par la modernité, l’inventivité et la créativité des artistes qui formèrent ce qu’on a coutume d’appeler l’avant-garde révolutionnaire russe. C’est comme si sur une courte période qui va, en gros, de 1905 à 1930 (c’est-à-dire de la révolte du « Dimanche rouge » à Saint-Pétersbourg à la reprise en main par le régime soviétique), ils avaient inventé un vocabulaire qui allait servir de base à tout le XXe siècle et qui est encore actuel aujourd’hui ; comme si, après eux, tout n’allait sembler que redite, prolongement, extrapolation. Pourtant, nombre de ces artistes étaient venus en France et ils avaient subi de plein fouet le choc de la composition à la Cézanne, l’explosion du fauvisme ou la rigueur austère du cubisme analytique de Braque, Picasso et Juan Gris. Et ceux qui étaient restés à Moscou avaient pu découvrir la volupté et la simplicité de la ligne de Matisse qui était venu réaliser, en 1911, les deux grands tableaux sur les thèmes de La Danse et de La Musique que son ami et collectionneur Chtchoukine lui avait commandés. Mais ils avaient su combiner ces influences à un art populaire russe et créer des langages très divers, voire parfois même contradictoires, et qui renouvelaient complètement la manière qu’on avait de voir le monde et la société.
On les a donc déjà vus, mais on en a rarement vu autant d’importants et de fondamentaux réunis au sein d’une même exposition que dans celle proposée cet été au Grimaldi Forum de Monaco, sous le titre de : De Chagall à Malévitch, La Révolution des Avant-Gardes. Il faut dire que la Côte d’Azur a toujours été une terre d’asile pour les émigrés russes, qu’après la Révolution de 17, de nombreux aristocrates y ont trouvé refuge (et qu’ils y ont souvent été réduits à exercer des petits métiers comme chauffeur de taxi), que Diaghilev lui-même a installé ses célèbres Ballets russes à l’Opéra de Monte-Carlo et fait venir dans son sillage les plus grands artistes de l’époque et qu’aujourd’hui encore, de nombreux russes fortunés achètent les plus belles villas de Beaulieu-sur-Mer ou de Saint-Jean Cap Ferrat. Et 2015 est l’année de la Russie à Monaco. Enfin, le commissaire de l’exposition, Jean-Louis Prat, est un fin connaisseur du sujet, puisqu’il avait déjà organisé une exposition sur ce thème, en 2003, à la Fondation Maeght qu’il dirigeait alors, et il a donc obtenu des prêts exceptionnels de musées tels que le Musée d’Etat russe de Saint-Pétersbourg ou le Musée Pouchkine et la Galerie Tretiakov de Moscou.
Le parcours de l’exposition prend la forme d’un cercle ouvert sur une croix centrale où sont montrées les pièces les plus fameuses du Constructivisme et du Suprématisme et fait ainsi référence aux célèbres « Carré, Rond et Croix noirs sur fond blanc » de Malévitch qui y figurent en bonne place. On commence par le Classicisme et le Néo-Primitivisme qui marque la rupture avec l’académisme du XIXe siècle, en remplaçant la perspective savante par l’expressivité et en revenant aux principes de l’art populaire, proche du dessin d’enfant. Puis on passe au Rayonnisme, le premier mouvement non-figuratif fondé par Larionov, auquel participa activement sa compagne, Natalia Gontcharova (ainsi appelé parce que composé d’un réseau complexe de lignes dites « rayons ») et au Cubo-Futurisme, un mouvement dans lequel s’illustrèrent, entre autres Olga Rozanova, Alexandra Exter et Lioubov Popova (on notera, au passage, l’importance des femmes dans cette révolution picturale) qui combine de manière tout à fait spécifique le cubisme français et le futurisme italien de Marinetti. Puis l’exposition laisse la place à l’Ecole de Matiouchine, un peintre, aussi musicien, proche de Malévitch et qui fonda avec Boris Ender un mouvement dont les recherches étaient essentiellement axées sur le pouvoir et la mutation de la couleur (incroyable de voir à quel point ses œuvres et celles de ses acolytes font penser au travail d’artistes contemporains comme Ethel Adnan ou Ugo Rondinone). Enfin, après un somptueux cabinet de dessins dans lequel on peut voir des pièces incroyables de Rodtchenko, d’El Lissitzky ou de Varvara Stépanova, elle se termine par une pièce intitulée « Vers une nouvelle représentation », qui annonce la fin des utopies (symbolisée, en 1930, par le suicide Maïakovski) et qui présente, entre autres, des peintures de Pavel Filonov, un des artistes les moins connus de cette époque, constituées d’une multitude d’unités colorées, un peu à la manière de mosaïques.
Mais si l’exposition a pour titre De Chagall à Malévitch, c’est parce qu’elle entend confronter deux artistes les plus emblématiques de cette avant-garde et qui campaient sur des positions radicalement différentes. Le premier, Chagall, n’appartenait à aucune école, alliait la culture populaire russe et la tradition culturelle juive et faisait la part belle aux rêves et à la poésie. Le second, Malévitch, était épris d’absolu, voulut faire table rase du passé et ouvrait la voie à une société nouvelle. Lorsqu’il fut nommé à la direction de l’école des Beaux-Arts de Vitebsk, sa ville natale, Chagall convia Malévitch, ainsi qu’El Lissitzky et Jean Pougny, à venir enseigner avec lui. Mais il se heurta très vite au radicalisme de son confrère et il revint à Moscou, où il réalisa la décoration intérieure du Théâtre juif, que venait de lui commander Alexeï Granovski. C’est cet exceptionnel ensemble de panneaux monumentaux, qui ne quitte que rarement la Galerie Tretiakov où il est conservé, qui est présenté ici et qui témoigne de l’amour que le peintre portait au théâtre, à la musique, à la danse et aux arts du spectacle. Quant à Malévitch, sans doute le plus fascinant des artistes de cette génération, il est présent dans presque toutes les séquences de l’exposition, avec des œuvres appartenant au Néo-primitivisme (Le Faucheur), puis bien sûr au Suprématisme (les fameux « Carrés, Croix et Cercle noirs sur fond blancs ») et enfin les œuvres de la dernière époque, où il revient à la figuration, mais avec des personnages qui n’ont plus de visages, qui sont réduits au statut de symboles (Pressentiment complexe, Les Sportifs).
Le Suprématisme, cette volonté d’atteindre le « zéro des formes », qui est aussi celle de Paviel Mansourov ou d’Ivan Klioune, constitue, on l’a dit, l’épine dorsale de l’exposition et sans doute le mouvement le plus marquant de toute cette période. Mais il faut lui ajouter un mouvement qui à la fois le complète et le contrarie : le Constructivisme, lui-même précédé par l’Abstraction d’un Kandinsky. Car dans ces années qui suivirent la Révolution (pour être tout à fait précis, il faudrait d’ailleurs ajouter que cette avant-garde a accompagné et soutenu la Révolution, mais qu’elle l’a précédé, qu’elle n’est pas née d’elle), l’art est partout, dans la rue, dans les livres et sur les affiches. La peinture de chevalet semble dépassée et on lui préfère des pièces qui privilégient les matériaux réels comme le bois, le verre ou le métal pour créer des structures nouvelles qui s’approprient l’espace d’une autre façon. C’est à cette discipline que s’adonnent des artistes comme Lébédev, Vladimir Stenberg et surtout Vladimir Tatline. Dans l’exposition, deux de ses sculptures majeures sont présentées : la première est un Contre-relief d’angle qui joue sur la tension et cherche à s’abstraire du socle vertical traditionnel, la seconde une recomposition d’une maquette d’un Monument à la IIIe Internationale qui ne vit jamais le jour, mais qui devait avoir la forme d’une sorte d’impressionnante Bibliothèque de Babel, plus haute que la Tour Eiffel.
Bref, tout dans cette exposition serait magnifique, unique, stimulant et mériterait qu’on s’y arrête si une verrue ne venait un peu ternir l’ensemble : il s’agit d’un espace interactif, apparemment même pas lié à un sponsor, qui permet, à partir d’une table tactile, de faire le choix d’un tableau projeté sur un mur et devant lequel on peut se faire photographier, pour envoyer la photo ensuite sur les réseaux sociaux. Quand on sait qu’aujourd’hui, les visiteurs passent plus de temps à se photographier devant les œuvres qu’à les regarder, on se demande si ce n’est pas la meilleure manière de se tirer une balle dans le pied et si le rôle d’une exposition n’est pas justement de lutter contre ce phénomène. A moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre pour canaliser les selfies et empêcher qu’ils se produisent dans les autres salles, mais alors, c’est raté, parce que le jour du vernissage, bon nombre de bimbos pulpeuses et de playboys musculeux prenaient la pose devant, qui un Malévitch, qui un Gontcharova, qui un Chagall…
–De Chagall à Malévitch, La Révolution des Avant-gardes, jusqu’au 6 septembre au Grimaldi Forum, 10, avenue de la Princesse Grace 98000 Monaco (www.grimaldiforum.com)
Un très beau catalogue, coédité par le Grimadi Forum et les Editions Hazan, avec des textes, entre autres, de Jean-Claude Marcadé et de Jean-Louis Prat, accompagne l’exposition (300 pages, 280 illustrations, 35€).
Une Réponse pour A Monaco, l’Avant-garde russe au sommet
Regret de ne pouvoir s’y rendre, quelle sublime période dont vous rappelez la richesse … Merci pour l’invitation !
1
commentaire