de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Munch, Kokoschka, les méconnus célèbres

Munch, Kokoschka, les méconnus célèbres

Il y a beaucoup de points communs entre Edvard Munch et Oskar Kokoschka, même si le premier est généralement associé au symbolisme, alors que le second est qualifié d’expressionniste : ils sont nés avec seulement vingt ans d’écart, Munch en 1863 en Norvège, Kokoschka en 1886 en Autriche ; ils ont beaucoup voyagé et ont séjourné pendant de longues périodes à Paris ; ils se sont intéressés au théâtre et aux arts de la scène ; ils ont eu des rapports compliqués avec les femmes ; ils ont utilisé la couleur d’une manière qui s’apparente au fauvisme ; leurs toiles ont fait scandale et ont été considérées comme « dégénérées » par les nazis. Surtout, ils ont voulu explorer l’âme et la nature humaine, le premier avec des portraits et des autoportraits souvent hallucinés, qui témoignaient de son angoisse existentielle, le second également avec des portraits et une fidélité indéfectible à la figuration, alors même que triomphait l’art abstrait (« je suis expressionniste parce que je ne sais faire autre chose qu’exprimer la vie », aurait dit un jour Kokoschka).

Le hasard des programmations fait que deux expositions d’envergure leur sont consacrées simultanément en cette rentrée, celle sur Munch au Musée d’Orsay et celle sur Kokoschka au Musée d’art moderne de Paris. Et on se rend compte qu’ils ont un point commun supplémentaire : celui d’être relativement mal connus en France. Car de Munch, on retient surtout Le Cri, cette toile iconique que l’on a détournée et mise à toutes les sauces. Or elle ne figure pas dans l’exposition d’Orsay (juste sous la forme d’une lithographie à peine mise en avant). Ce qui est privilégié, ce sont les grands thèmes qui nourrissent son œuvre (l’amour, la mort, la renaissance, bref, le cycle de vie) que l’artiste questionne dans des sujets qu’il reprend régulièrement et dont il offre de multiples variations. C’est ainsi que l’image du « Vampire », cette femme qui embrasse un homme dans le cou, comme si elle buvait son sang (métaphore assez éloquente du rôle qu’il attribuait à la femme) revient de différentes manières. C’est ainsi que celle des « Dames sur le pont », d’une facture plus classique, est exploitée en compositions multiples aux couleurs souvent très différentes. C’est ainsi aussi que celle de la jeune fille malade ou du lit de mort se décline en différentes occasions, Munch, qui avait perdu sa sœur ainée quelques années plus tôt cherchant en quelque sorte à l’exorciser.

Car l’intelligence de cette exposition, dont le commissariat est dû à Claire Bernard est de proposer non pas un parcours chronologique de l’œuvre, mais un parcours thématique, qui donne une vision plus synthétique des obsessions de l’artiste. On y voit donc les portraits qu’il fit de ses sœurs Inger et Laura, et de ses amis de la bohème d’Oslo. On voit aussi La Frise de la Vie, ce grand cycle que l’artiste initia au cours des années 1890 et qui consiste à penser lui-même un accrochage d’un certain nombre de tableaux qui forment un véritable discours sur le cycle perpétuel de la vie et de la mort (devant l’incompréhension que suscita ses premières toiles, Munch pensait que le public serait plus réceptif à son travail s’il imaginait lui-même cet arrangement). On y voit encore les grands projets décoratifs auxquels il participa et tout son travail autour du théâtre, en particulier de celui de son compatriote Ibsen. Enfin, on découvre son œuvre graphique et c’est peut-être une des choses les plus intéressantes de l’exposition. Car soucieux de diffuser son œuvre le plus possible, Munch l’a beaucoup développé en lithographies qu’il rehaussait ensuite à l’aquarelle. Et il n’a pas cessé d’innover en la matière, trouvant de nouvelles techniques ou bricolant des matrices qui lui permettaient d’obtenir les résultats escomptés. C’est là où l’exposition est passionnante et montre à quel point l’œuvre de Munch, dans sa cohérence stylistique et thématique, est riche et variée, qu’elle est un champ d’expérimentations au-delà de ce qu’on pouvait imaginer.

Si Munch n’est pas bien connu en France, que dire alors de Kokoschka, qui n’y avait pas été montré depuis de nombreuses années et qui figure à peine dans les collections des musées ? L’artiste, qui fut aussi poète et dramaturge, est lié à la Sécession viennoise, mais ses premières productions furent si violentes que certaines de ses toiles furent lacérées et qu’on le qualifia « d’Oberwildling », le plus sauvage d’entre tous. Lui-même entretint cette image en se rasant les cheveux comme un bagnard. Mais on ne pourrait résumer l’œuvre de Kokoschka à cette période, car il mourut âgé, en 1980, et sa carrière fut mouvementée : après la Première Guerre, où il fut blessé, il séjourna à Dresde où il obtint un poste d’enseignant et où il se remit de ses amours malheureuses avec Alma Mahler. Puis entre 1923 et 1934, avec l’aide de son galeriste Paul Cassirer, il voyagea à travers l’Europe et séjourna à Paris où il exposa avec un grand succès critique, mais dans un contexte économique défavorable. Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il s’engagea contre le nazisme et émigra dans un premier temps à Prague, où il rencontra la femme qui allait devenir son épouse, puis à Londres, où il vécut dans un relatif dénuement, mais prit la nationalité britannique. Après la Seconde Guerre et jusqu’à sa mort, il s’installa en Suisse où il eut enfin droit à une reconnaissance internationale et continua à peindre, en particulier des portraits de personnalités politiques de premier plan.

Time, Gentlemen Please

L’exposition du Musée d’art moderne suit, elle, un ordre chronologique et on peut donc voir l’évolution du style de Kokoschka. Le début et la fin en sont les parties les plus intéressantes. Le début, bien sûr, avec ces portraits si expressifs, dans lesquels les mains jouent un rôle capital et qui, dans certains cas, font penser à ceux de Munch avec leurs arrière-plans tourmentés qui évoquent la psyché du personnage représenté (Kokoschka avait vu et il admirait beaucoup l’œuvre de Munch). Mais la fin aussi, car à la différence de nombreux artistes qui s’assagissent avec l’âge, Kokoschka a retrouvé dans ses dernières années une radicalité qui renoue avec les œuvres du début. Outre qu’elles réaffirment avec force le pouvoir de subversion de la peinture, elles ouvrent la voie à toute une génération d’artistes, les « Nouveaux fauves », dont firent partie Kippenberger et Albert Oehlen, marquée par l’urgence, la crudité, la rage de dire et d’inscrire du texte dans l’image. Et là aussi, toute l’oeuvre graphique est passionnante, avec les nombreux livres illustrés, dont Les Garçons qui rêvent, un poème qui évoquent l’éveil à la sexualité des adolescents, ou son travail pour le théâtre et l’opéra (avec un oubli, toutefois, concernant ses décors de La Flûte enchantée). A noter enfin que Kokoschka fut un des premiers à réaliser un portait d’un couple gay, en l’occurrence un de ses marchands et son compagnon, qu’il envisagea sur deux toiles qui auraient dû se fermer à la manière d’un retable et pour lequel il conçut, bien des années plus tard, une troisième censée apparaitre lorsque les deux premières étaient repliées.

Edvard Munch, Un poème de vie, d’amour et de mort, jusqu’au 22 janvier au Musée d’Orsay (www.musee-orsay.fr). A noter que la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg, propose un dialogue entre trois toiles de Munch et des œuvres de sa compatriote Anna-Eva Bergman. (Anna-Eva Bergman, Edvard Munch, Une cosmogonie de l’art).

Oskar Kokoschka, jusqu’au 12 février au Musée d’art moderne de Paris (www.mam.paris.fr)

Images : Edvard Munch Puberté, 1894-1895 Huile sur toile 151,5 × 110 cm Oslo, Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design Photo: Nasjonalmuseet/Høstland, Børre ; Edvard Munch Autoportrait à la cigarette, 1895 Huile sur toile 110,5 × 85,5 cm Oslo, Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design Photo: Nasjonalmuseet/Høstland, Børre ; Oskar Kokoschka Autoportrait / Selbstbildnis, 1917 Huile sur toile 79 x 63 cm Von der Heydt-Museum, Wuppertal / photo Patrick Schwarz © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022; Oskar Kokoschka Time, Gentlemen Please, 1971-1972 Huile sur toile 130 x 100 cm Tate, Londres © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

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