de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Philemona Williamson, Maude Maris et Elené Shatberashvili en toute liberté

Philemona Williamson, Maude Maris et Elené Shatberashvili en toute liberté

Révélée lors l’exposition collective The Minotaur’s Daydream proposée l’an passé par Anthony Cudahy à la galerie Semiose (cf L’arc-en-ciel se poursuit en janvier – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), Philemona Williamson n’avait jamais bénéficié d’exposition personnelle en France. Pourtant, c’est une artiste qui a déjà derrière elle une carrière longue de plus de quarante ans et qui a exposé dans de nombreux musées et galeries aux Etats-Unis. En tant qu’afro-américaine, c’est aussi une artiste qui a été confrontée aux questions raciales et qui a eu à s’exprimer sur le sujet. Mais l’histoire personnelle de Philemona Williamson fait qu’elle adopte un positionnement particulier sur le sujet, qui n’est pas le plus courant : élevée dans une luxueuse maison de New York où ses parents étaient employés à demeure, elle a été adoptée et valorisée par l’excentrique famille grecque qui en était propriétaire. Les filles de cette familles (des adolescentes plus âgées qu’elle) l’ont traitée comme leur propre petite sœur et elle garde de ces onze ans passés avec elles un souvenir magique, rempli de musique et de jeux théâtraux.

De fait, elle n’a pas eu à subir de ségrégation raciale, du moins pendant l’enfance, et c’est ce qui fait qu’elle déclare : « Je pense que les personnes de couleur ne devraient pas être réduites ou définies par leur histoire. Notre histoire de résilience et de persévérance est une inspiration qui me donne envie de peindre et de développer mes propres récits. C’est le point de départ d’une multitude de possibilités pour créer des narrations qui vont bien au-delà de notre histoire récente, dans un avenir plein de possibilités ».

Les narrations de Philemona Williamson mettent en scène des adolescentes, noires et blanches, au sexe parfois indéterminé, dans des postures étranges et dont l’érotisme pourrait faire penser à Balthus ou à Paula Rego. Il y a une sorte de chorégraphie dans son travail et elle dit elle-même que c’est souvent un geste qui démarre le tableau, que c’est à partir de ce geste et de ses corrélations que s’établit la composition. Cette chorégraphie se traduit par des couleurs vives, des bleus, des roses, des jaunes qui donnent aux toiles une apparente gaité et un vrai pouvoir de séduction. Pourtant, à y regarder de près, on se rend compte que quelque chose cloche, que l’équilibre est instable, que rien n’est vraiment à sa place dans ces saynètes mystérieuses. Et c’est entre autres sensible à travers le rôle qu’elle assigne aux poupées que ses personnages tiennent souvent dans leur main. En particulier la poupée Topsy-Turvy, un jouet très populaire au XIXe siècle aux Etats-Unis et qui est une poupée à double extrémité reliée aux hanches avec une tête de chaque côté, qui lui rappelle la dynamique de pouvoir liée à la race, à l’esclavage et à la beauté de cette époque. Ce sont toutes ces ambiguïtés qui font la force et la singularité du travail de Philemona Williamson, des ambiguïtés qui nous renvoient toujours là où on ne s’attend pas à être et laissent le spectateur dans l’interrogation.

Ambigu, le travail de Maude Maris l’était tout autant, mais d’une autre manière : c’était un monde de pierres, de ruines, de fragments qui pouvait faire penser à une sculpture en deux dimensions. En fait, l’artiste faisait des moulages d’objets trouvés qu’elle assemblait dans des compositions qu’elle photographiait avant de les peindre en les agrandissant considérablement. Pour l’exposition qu’elle présente actuellement à la galerie Praz-Delavallade, elle avait commencé par reprendre ce processus, mais en moulant des figurines, plus particulièrement d’animaux, pour leur faire subir le même sort. Et cela donnait un résultat froid, distant, où la vie animale semblait figée dans le marbre. Elle a alors décidé de changer complètement son fusil d’épaule et de peindre librement, sans le recours à ces modèles sculpturaux, les animaux qui peuplent les alentours de son atelier en Normandie. Et pour le coup, cela renouvelle complètement son travail. Ce qui semblait virtuose mais désincarné jusqu’à présent soudain s’anime, une simplicité se libère, une poésie aussi. On voit un chat qui regarde par la fenêtre un ciel étoilé, deux veaux, l’un blanc, l’autre noir, qui se font des câlins ou un poisson qui sort incongrument la tête de l’eau pour respirer à l’air libre. Et la nature est bien sûr présente, généreuse, dans laquelle évoluent ces animaux. Il ne faudrait pas croire qu’en changeant de cap, Maude Maris soit tombée dans une forme de sentimentalité un peu niaise qui joue la carte de la facilité. Au contraire, en se libérant de carcans, elle a donné du souffle à sa peinture, une fraîcheur et une empathie qui revendiquent même certaines maladresses et la rendent particulièrement attachante. Et quand on constate à quelle échelle elle a peint certains insectes, on se dit qu’elle n’a pas rien perdu de sa réflexion sur la monumentalité, mais dans une forme moins abstraite, plus sensible et plus émouvante.

On avait découvert le travail d’Elené Shatberashvili il y a quelques années lors des Révélations Emerige et l’artiste avait montré quelques toiles chez Perrotin, lors d’une exposition collective (cf Avec Mathilde Denize et d’autres, Perrotin mise sur la jeunesse – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). A l’époque, ce qui caractérisait sa peinture était une forme de mélancolie, due à l’exil et à l’éloignement (elle est d’origine géorgienne) et qui se traduisait par des couleurs sourdes, un peu fanées, utilisées pour représenter des scènes où l’ordinateur avait lequel elle communiquait avec le reste de sa famille (en particulier pendant le confinement) était souvent présent. Aujourd’hui, dans l’exposition solo qu’elle présente chez gb agency, cette mélancolie est toujours présente, mais elle se manifeste de manière moins directe, plus diffuse. D’abord, Elené Shatberashvili ne peint plus de façon exclusivement figurative. Certes, la figuration est toujours présente dans son travail, mais certaines toiles tendent de plus en plus vers l’abstrait, comme on avait déjà pu l’observer précédemment. Ensuite, la symbolique religieuse -et plus particulièrement chrétienne- y est omniprésente. Avec une représentation de La Cène qui se décline de différentes manières et se retrouve de toile en toile. Et avec d’autres symboles chrétiens comme le poisson, qui hante aussi plusieurs compositions, ou l’idée de l’unité, de la fusion entre deux entités (Together, We Make One). Et on trouve même des cierges pour célébrer le rituel orthodoxe. D’ailleurs, ce qui frappe est la manière dont les images et les thèmes circulent dans cette exposition (parfois sur un mode un peu crypté), qui donne vraiment le sentiment d’une célébration et d’un espace « spirituel ». Et les autoportraits de l’artiste, comme inachevés, sont souvent saisissants.

-Philemona Williamson, The Borders of Innocence, jusqu’au 30 décembre à la galerie Semiose, 44 rue Quincampoix 75004 Paris (www.semiose.com)

-Maude Maris, Seer and Seen, jusqu’au 6 janvier à la galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes 75003 Paris (www.praz-delavallade.com)

– Elené Shatberashvili, jusqu’au 19 décembre chez gb agency, 18 rue des Quatre-Fils 75003 Paris (www.gbagency.fr)

 Images : Philemona Williamson, A Pause Requested, 2021 Huile sur toile, Photo : A. Mole Courtesy Semiose, Paris ; Here I Hold Becoming, 2020 Huile sur toile Photo : A. Mole Courtesy Semiose, Paris Maude Maris, Juvéniles, 2023 Oil on canvas 30 x 40 cm, photo Rebecca Fanuele ; Elene Shatberashvili, Together we Make One (deux verres), 2023 Oil on canvas 27 x 22 cm

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