de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Rien n’est vieux parce que nous sommes trop jeunes

Rien n’est vieux parce que nous sommes trop jeunes

“Rien n’est vieux parce que nous sommes trop jeunes” (Nothing is Old Because we are Too Young), tel est le titre de l’exposition que le peintre grec Apostolos Georgiou présente actuellement chez gb agency. Mais cette maxime pleine de panache et de fantaisie pourrait s’étendre à deux autres peintres, qui ne sont pas non plus de jeunes artistes et dont les œuvres sont également visibles en ce moment à Paris.

Georg Baselitz, qui est montré dans l’espace muséal de Pantin de la galerie Thaddaeus Ropac, annonce d’emblée la couleur. Avec Time, le titre de l’exposition, il entend bien méditer sur les années qui s’écoulent. Mais pour lui, cette réflexion sur l’âge et la vieillesse passe par ce qu’il y a de plus intime, c’est-à-dire les portraits de Elke, son épouse depuis près de soixante ans. Dans le catalogue, le célèbre peintre déclare même que dans le mot « intime », il y a « time » et « me », donc que cette méditation sur le temps s’inscrit au plus profond de sa chair (on pourra s’étonner d’ailleurs que Baselitz ait recours à des portraits de sa femme et non à des autoportraits pour évoquer le sujet, mais on pourra y lire aussi une authentique preuve d’amour). Il a beau rejeter toute idée biographique et toute tentative d’interprétation psychologique, on ne peut s’empêcher de penser que se dévoile là une de ses séries les plus personnelles.

Et quoiqu’il en soit, l’exposition est admirable. Elle rassemble une trentaine de peintures et une vingtaine de dessins, la plupart du temps de très grands formats, qui représentent Elke, comme flottant librement dans l’espace. Toutes les œuvres ont été faites à partir de photos de nus que Baselitz prenait d’elle dans les années 70 (elle le photographiait nu en retour). Pour l’artiste, il s’agit de s’interroger sur la notion de modèle. « J’ai grandi dans un contexte et à une époque où la notion de modèle avait encore du sens, déclare-t-il. Puis, lorsque je suis passé à l’Ouest, la tendance était à l’abstraction et donc j’ai été heureux de me passer de ce support. J’y suis revenu en 1969, l’année où j’ai décidé de « renverser » le sujet et ainsi de faire en sorte que cette question soit, d’une certaine manière, évacuée. ».

La présence d’Elke a toujours eu une influence positive sur le travail du peintre. Elle lui permet aussi de se confronter à l’histoire de l’art en poursuivant cette longue tradition du peintre et de sa muse qui a tellement marqué le XXe siècle (on pense bien sûr à Matisse et Picasso). Et c’est ce que fait Baselitz dans cette exposition où le corps de son épouse se détache sur des fonds tantôt noirs, tantôt dorés comme dans la peinture religieuse, tantôt roses : il renvoie tout autant au maniérisme florentin du XVIe siècle, qu’à l’expressionnisme d’un Otto Dix ou à la beauté souveraine d’un Cranach. Mais ce qui est le plus surprenant dans cette série réalisée sur une courte période et qui fait intervenir pour la première fois la notion de cosmique, c’est la légèreté à laquelle l’artiste a eu recours pour aborder le travail proprement pictural. Ici, l’utilisation de la peinture aérosol et des zones de frottage qui rappelle Max Ernst donnent un sentiment de transparence et de fluidité, loin des empâtements sauvages de certaines autres toiles. Et Baselitz est allé jusqu’à superposer une toile sur une autre, quitte à détruire l’original, pour créer une idée de fantôme, pour placer encore plus sa peinture du côté de la trace, de l’empreinte, dans une esthétique bien différente de celle qui a été la sienne pendant longtemps. La preuve que s’interroger sur le temps qui passe, pour lui, ne revient pas à reproduire les vieilles méthodes, mais au contraire à faire preuve d’innovation, de jeunesse, d’un constant renouvellement de l’inspiration. D’ailleurs, il avoue que « lorsqu’il peint, il y a deux être en lui : un qui regarde dans le rétroviseur et un autre qui ne peut être qu’ici et maintenant. »

Un autre artiste (né, lui, en 1952) qui fait preuve de fraicheur et d’une grande jeunesse d’esprit est justement Apostolos Georgiou, auteur du titre de cet article, qui est celui de son exposition. Celle-ci est sa troisième chez gb agency et il présente un ensemble de nouvelles toiles, qui n’ont pas de thème commun, mais reproduisent ses habituelles obsessions : des scènes domestiques perturbées par un événement dont on n’a pas la clé, des regardeurs qui finissent toujours par être regardés, des situations qui semblent renvoyer à la situation politique et sociale de son pays, mais sans qu’on sache exactement laquelle ni qu’elle limite le propos à un territoire géographique. En fait, Apostolos Georgiou peint de grands formats, à l’intérieur desquels le spectateur peut se projeter. Il le fait avec une palette plutôt sourde où dominent les gris, les beiges, les ocres, bref des couleurs proches de la terre, et dans un style très particulier, qui peut évoquer les « comics » américains des années 50, avec des fonds toujours neutres ou comme inachevés de manière à ce que ce soit le spectateur qui les remplisse. Sa peinture est rapide, sans effets particuliers, si ce n’est l’efficacité du trait ; elle joue sur l’immédiateté plus que sur la durée, sur un instant capturé plutôt que sur une scène analysée.
Il y a beaucoup d’inconscient dans ce travail, la volonté de laisser les choses indéterminées, celle de provoquer le malaise à force de jouer l’ambiguïté. Que fait cet homme nu sur cette cheminée, que seule la femme debout semble remarquer (ou le rêve-t-elle ?) ? Et l’homme qui est dans l’eau et qui nage ou qui se noie existe-t-il vraiment ? Ou n’est-il que la projection de celui qui lit sur la grève ? Et pourquoi les chiens au premier plan d’un autre tableau sont-ils à ce point impassibles, alors que les meubles derrière eux sont en total désordre, comme si une déflagration les avait emportés ? Décrire un tableau de l’artiste, c’est déjà s’y engager, c’est déjà tenter de donner une signification à une scène qui n’en a peut-être pas. Et c’est en cela que sa peinture est un piège, un jeu dans lequel l’artiste nous incite à entrer. On peut s’y amuser et y prendre du plaisir, mais on peut aussi y suffoquer et vouloir très vite en sortir. Car cette « comédie humaine » beckettienne n’est pas sans risque et le tragique, même s’il ne dit pas son nom,  y donne de nombreux rendez-vous.

Dernier peintre dont l’imagination ne semble pas tarir avec le temps : Jim Shaw. L’exposition qu’il présente à la galerie Praz-Delavallade, Strange Beautiful, regorge de références aussi bien au chien de Nixon, Checkers, qu’à Brett Kavanaugh, le juge accusé de viol nommé à la Cour Suprême par Trump, qu’à Mark Zuckerberg ou à Jérôme Bosch. « Pourtant, comme l’écrit Fabrice Stroun dans l’intelligent texte qui accompagne l’exposition, nous ne sommes pas en présence d’un art « politique ». Il ne s’agit pas d’AgitProp – la création d’une communauté engagée autour d’une forme ou d’une idée. Les modèles historiques de Jim Shaw sont plus singulièrement anachroniques. Nous sommes ici plus proches d’une Peinture d’Histoire, telle qu’elle était encore pratiquée à la fin du XIXe siècle ».

Mais cette Histoire se traduit chez lui par une accumulation de renvois à des éléments qui appartiennent aussi bien à la grande culture qu’à la culture populaire et dont certains, il faut bien l’avouer, nous échappent un peu. Shaw est américain (et même californien) et la manière qu’il a de faire se rencontrer des objets ou des choses qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre n’a rien à voir avec le surréalisme européen que l’on connaît. Il s’agit davantage, par le biais du rêve, de construire des images qui vont générer des nouveaux récits (parfois des rébus), de nouvelles significations, qui n’ont rien de psychologique, des allégories, voire une forme de beauté (d’où le titre de l’exposition). Une des toiles de celle-ci est à ce titre une des plus insolites : il s’agit d’une image de chat roux sur fond noir et gris, que l’on voit par derrière et sur le dos duquel une poignée a été rajoutée. Le chat est devenu une mallette que l’on emporte avec soi, comme les téléphones portables que l’on croit aussi deviner sur la toile. Critique des fabricants de bagages qui font appel à tout pour vendre leurs produits (suivez mon regard !) ? Asservissement de l’animal au consumérisme ? Cette Histoire est en tous cas furieusement contemporaine.

 

-Georg Baselitz, Time, jusqu’au 25 janvier à la galerie Thaddaeus Ropac, 69 avenue du Général Leclerc 93500 Pantin (www.ropac.net)

-Apostolos Georgiou, Nothing is Old Because We Are Too Young, jusqu’au 5 octobre chez gb agency, 18 rue des 4 Fils 75003 Paris (www.gbagency.fr)

-Jim Shaw, Strange Beautiful, jusqu’au 2 novembre à la galerie Praz-Delavallade, 5 rue des Haudriettes 75003 Paris (www.praz-delavallade.com)

 

Images: Georg Baselitz, 1-Surdororeal, 2019,Oil and painter’s gold varnish on canvas, 304 x 350 cm (119,69 x 137,8 in) (GB 2369), 2- Signora cavolo, salve, 2019, Oil on canvas, 300 x 208 cm (118,11 x 81,89 in) (GB 2342) © Georg Baselitz, 2019, Photo: Jochen Littkemann Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, London • Paris • Salzburg;  Apostolos Georgiou, Sans titre, 2019, Peinture acrylique sur toile, 230 x 230 cm Courtesy the artist and gb agency, Paris; vue de l’exposition Strange Beautiful de Jum Shaw à la galerie Praz-Delavallade.

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