Bienveillance
C’est la rentrée et les galeries parisiennes ont rouvert leurs portes, la semaine dernière, avec pléthore d’expositions. Parmi cette abondance de propositions, nous en avons retenu quelques-unes, d’artistes que nous aimons bien, et dont le thème commun pourrait être la bienveillance.
Et quoi de plus bienveillant que cette Vierge en plâtre usée par le temps que l’on découvre, de dos, en franchissant le seuil de la galerie Imane Fares et qui est une pièce phare de l’exposition que James Webb, artiste sud-africain que l’on n’a pas vu très souvent en France, y présente ? La Vierge est tournée contre le mur, comme si elle cachait quelque chose, et ce qu’elle cache n’est pas l’enfant Jésus qu’elle tient dans ses bras, mais un transducteur qui diffuse des enregistrements de pulsations électromagnétiques produites par des aurores boréales ! Car chez James Webb, les apparences sont trompeuses, la bienveillance est souvent subvertie par des éléments qui la perturbent ou lui donnent une signification autre. Ainsi la Vierge, tout en restant une figure protectrice et maternelle, devient-elle aussi une caisse de résonnance pour l’enregistrement des sons produits par les aurores boréales et cette même confrontation de nature quasi surréaliste se retrouve dans une pièce, un peu plus loin, intitulée Friends of Friends, qui est la réunion d’une sérigraphie de Miró et d’une plante verte en plastique, les deux ayant été achetées par l’artiste dans la même boutique de seconde main. En fait, c’est à la fois l’artificialité de leur nature (la sérigraphie de Miró reproduite à des centaines d’exemplaires et le plastique de la plante), mais aussi le fait qu’elles ont été abandonnées par leurs propriétaires respectifs, qui les unissent et leur donnent un destin commun.
Plus loin encore, on trouve ces flacons en verre transparents de la série I do not live in this world alone, but in a thousand worlds et qui contiennent des poèmes ou des citations littéraires écrites sur du papier soluble qu’on a fait fondre dans de l’eau, qui, du coup, se teinte de la couleur de l’encre. Deux ensembles sont présentés : un premier, qui utilise des extraits de textes fondateurs tels que Le Livre des morts tibétains ou les haïkus du moine bouddhiste zen Ryokan, et un second, plus conséquent, qui renvoie aux rêves de Kafka consignés dans son Journal entre 1910 et 1923. Enfin, deux pièces font plus directement écho à la psychanalyse : une qui prolonge la signification des tests de Rorschach et une autre qui pose des questions à une pièce de monnaie romaine, sans que l’on sache si c’est le parcours de cette pièce qui est interrogé ou celui du spectateur qui la regarde.
Au fond, c’est l’invisibilité et l’inconscient qui sont au cœur de cette exposition étrange et insolite. Elle s’intitule Choose the Univers (« Choisir l’univers) et c’est bien à cela que James Webb nous invite : à choisir l’univers, à ne pas rester fermé à ce qui se passe auprès de nous, mais à accepter le mystère, à construire de nouveaux récits à partir de ceux dont nous disposons déjà. En cela, elle fait preuve de bienveillance, parce qu’elle prend soin du visiteur, l’amène à se poser des questions, l’ouvre à de nouveaux horizons, même si son approche peut sembler parfois cérébrale.
En matière de bienveillance, la sculptrice canadienne Liz Magor peut faire figure de championne, elle qui passe son temps à chiner des objets que les gens ne veulent plus et à en prendre soin, à leur redonner une seconde chance dans des assemblages où elle les présente, en les modifiant à peine, tantôt surplombant des artefacts de supports en carton (en fait des moulages de gypse polymérisé), tantôt à l’intérieur de boîtes transparentes. La nouvelle exposition qu’elle présente chez Marcelle Alix porte le nom de la pièce qui occupe la plus grande place dans la galerie : Xhilaration. Il s’agit d’une sorte de podium, tout en longueur, sur lequel sont placées 32 paires de chaussures usagées, chacune dans une boîte, qui elles-mêmes reposent sur des papiers cadeaux de couleurs différentes. Les paires de chaussures sont intactes, c’est à peine si l’artiste y a ajouté là un ruban, là des confettis ou des détails qui renvoient à la fête et à l’enfance. On peut lire la pièce de différentes manières : on peut imaginer la vie qu’ont menée les gens qui ont porté ces chaussures et les traces qu’ils y laissent ; on peut y voir des témoignages d’époques et de modes révolues. Mais on ne peut en aucun cas y voir une œuvre mortifère, une sorte de reliquaire à la Boltanski qui évoquerait la disparition et la mort. Au contraire, il s’agit d’une œuvre de vie, qui célèbre l’existence commune à partir de trois fois rien, d’objets auxquels on n’aurait même pas porté un regard si l’artiste ne nous y avait pas incité à le faire, mais sans pathos, juste avec empathie. Toute l’exposition, qui comprend aussi des couvertures en laine enfermées dans des boîtes en silicone (encore une notion de protection !) et le travail de Liz Magor sont à l’image de cette œuvre : un léger décalage qui permet de réactiver la vie et l’humain là où on ne les attendait plus, un geste tendre, mais jamais mièvre et dépourvu de sensiblerie.
Et comment ne pas voir de bienveillance dans la nouvelle exposition, Mar mAr maR, qu’Enrique Ramirez présente à la galerie Michel Rein et qui, comme les précédentes – c’est la 4e dans cette galerie – est entièrement tournée vers la mer (cf le portrait de l’artiste réalisé lors de ses débuts chez Michel Rein, en 2014, https://larepubliquedelart.com/enrique-ramirez/) ? L’artiste le précise lui-même : « Mar mAr maT, écrit-il, est une répétition mais aussi un acte de résistance. Il symbolise la résilience du monde. Mar mAr maR n’est pas simplement la mer au sens propre mais c’est toi, moi, l’autre, l’ami, l’inconnu, l’ « autre » monde que les médias abandonnent par désintérêt, c’est l’immigré, le déplacé, c’est le navire coulé, c’est la complainte silencieuse de la terre quand elle rencontre la mer ».
Tout cela pourrait s’assimiler à un catalogue de bonnes intentions un peu attendu, s’il n’était incarné avec autant de poésie et de délicatesse par l’artiste. Au centre de la galerie trône un vrai bateau, mais à l’envers, pour faire écho à la carte inversée de Joaquin Torres Garcia qui avait mis l’Amérique du Sud sens dessus dessous pour faire reconnaitre l’importance de ce continent. Et tout autour sont présentées des vidéos en triptyque, réalisées grâce à un drone et dans lesquelles on voit souvent les vagues s’enrouler et se fracasser autour d’un rocher (Punto de fuga al profundo horizonte). Plus loin, une terre cuite contenant de l’eau a aussi la forme du continent sud-américain. Et un néon bleu reprend une phrase de Gilles Clément qui dit que « Pour construire un jardin, il faut de la terre et l’éternité ». Plus loin encore un collage réalisé à partir de voiles ou de patrons de voile renvoie au milieu dans lequel a grandi Enrique Ramirez (son père était fabricant de voile) et évoque la notion de déplacement, si importante dans son travail… Encore une fois, il s’agit d’une exposition généreuse, ouverte sur le monde, qui ne se perd pas dans d’obscures querelles formalistes, mais met l’humain au centre de ses préoccupations. Une exposition douce aussi, contemplative, même si elle fait souvent allusion à des sujets douloureux.
Enfin, si l’exposition de Mathilde Denize à la galerie Pauline Pavec fait preuve de bienveillance, c’est peut-être parce tout dans le travail de cette jeune artiste que nous avions remarquée dès ses débuts au Salon de Montrouge (cf https://larepubliquedelart.com/mathilde-denize/) est sacralisé, renvoie à l’autel ou à la scène de théâtre. D’ailleurs c’est ainsi qu’elle a utilisé l’espace –qui ne ressemble en rien à un « white cube »- de la galerie, en plaçant au fond, comme dans le chœur, un grand collage réalisé à partir de morceaux de toiles qu’elle avait peintes aux Beaux-Arts (car l’artiste a d’abord étudié la peinture, dans l’atelier de Djamel Tatah) et dont elle n’était pas satisfaite. Ce collage, qui n’est pas sur châssis, n’a rien à voir avec l’esthétique du mouvement Support-Surface, comme pourrait le laisser penser une approche trop rapide, mais renvoie plutôt à la volonté cubiste de donner du volume à la peinture. Car c’est vers la sculpture et les installations (et récemment la performance) qu’a évolué le travail de Mathilde Denize, bien décidée à ne se cantonner à rien. Aussi, de part et d’autre du collage sont placés deux maillots de bain féminins, que l’on peut apparemment porter, mais qui sont eux-aussi réalisés à partir de morceaux d’anciennes peintures (on passe déjà de la 2e à la 3e dimension). Et tout au long de la galerie (dans la nef ?), sont présentées des céramiques, certaines monochromes et d’autres, plus récentes, au contraire très colorées, vives, éclatantes. Ainsi les deux axes de la pratique de l’artiste se trouvent-ils réunis et parviennent-ils à se fondre dans un médium qui convoque la terre et le feu; ainsi Mathilde Denize parvient-elle d’emblée à surprendre et à concilier ce qui semble initialement inconciliable. C’est un signe de bienveillance : ainsi soit-il !
-James Webb, Choose the Universe, jusqu’au 26 octobre à la galerie Imane Farès, 41 rue Mazarine 75006 Paris (www.imanefares.com)
-Liz Magor, Xhilaration, jusqu’au 26 octobre à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve 75020 Paris (www.marcellealix.com)
-Enrique Ramirez, Mar mAr maR, jusqu’au 29 octobre à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)
-Mathilde Denize, Blue Print, jusqu’au 28 septembre à la galerie Pauline Pavec, 45 rue Meslay 75003 Paris (www.paulinepavec.com)
A noter que, ce dimanche 15 septembre, dans le cadre de la manifestation « Un dimanche à la galerie », de nombreuses galeries, aussi bien à Paris qu’en province, resteront ouvertes. Au programme: brunch, rencontres et signatures. Tous les renseignements sur www.comitedesgaleriesdart.com.
Images : James Webb, Invisibilia, 2018, photo © Tadzio ; vue de l’exposition de Liz Magor, Xhilaration, à la galerie Marcelle Alix photo Aurelien Mole; vue de l’exposition d’Enrique Ramirez, Mar mAr maR, à la galerie Michel Rein, Courtesy of the artist and Michel Rein, Paris/Brussels, photo Florian Kleinefenn; vue de l’exposition de Mathilde Denize, Blue Print, à la galerie Pauline Pavec.
2 Réponses pour Bienveillance
Ce billet nous laisse sans voix….
pas étonnant, pépère, faut être intelligent, c’est tout
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