Suzanne Tarasiève, l’intrépide
Elle n’aime pas qu’on la considère comme « atypique », « parce que, dit-elle, tout le monde l’est un peu », mais il faut bien reconnaître que Suzanne Tarasiève occupe une place un peu à part dans le milieu de l’art contemporain. D’abord par son look, volontiers décalé, qualifié par certains de gothique ou de rock’n roll, boa rose et collier de chien en dentelle noir ou au contraire blouson de cuir sur des chaussures léopard à semelles compensées. Mais aussi par sa gentillesse, son accessibilité qui tranchent avec le snobisme encore affiché dans certaines galeries. « Ce qui me dérange, se plait-elle à dire, c’est que les gens ne me dérangent pas. Je suis toujours disponible pour discuter ou répondre aux questions. » Il est vrai que c’est la passion qui anime cette petite blonde d’un mètre cinquante, au débit saccadé, à l’énergie folle et aux lunettes toujours relevées sur la tête. Une passion et une exubérance qu’elle doit peut-être à ses origines slaves (son père a des ascendances ukrainiennes) et qui font qu’elle se consacre 24 heures sur 24 à l’art et aux artistes qu’elle défend.
Elle n’est pourtant pas née dans une famille d’artistes ou particulièrement intéressée par la culture. Mais à onze ans, on lui offre trois petits livres sur Jérôme Bosch, Munch et Kirschner, qui la font rêver. Dès lors, plutôt que les posters de chanteurs en vogue, elle se met à afficher sur les murs de sa chambre les reproductions de tableaux encadrés que les magazines télé font figurer, alors, sur leur quatrième de couverture et qu’elle découpe soigneusement. Et dès qu’elle gagne un peu d’argent, grâce à un travail de surveillante, elle achète des livres et les encyclopédies les plus complètes sur l’art.
A dix-huit ans, elle est victime d’un grave accident de la route qui lui fait presque perdre la vue et ce n’est qu’au prix d’un effort acharné et d’une longue rééducation qu’elle parvient à s’en sortir. Elle qui hésitait entre l’art et la médecine (« tout ce qui touche au cerveau m’intéresse, précise-t-elle) finit par opter pour la peinture, mais ne prend pas de cours, s’inspire des maîtres qu’elle admire. Pendant dix ans, elle peint et expose même dans de petits salons, tout en fréquentant assidument les galeries. Là, elle réalise qu’on la méprise lorsqu’elle est en jean, alors qu’on s’intéresse à elle lorsqu’elle porte un manteau de fourrure et cet ostracisme la met en colère Aussi, lorsqu’elle prend conscience qu’elle ne sera jamais un grand peintre, elle décide à son tour, sur les conseils d’une galeriste de l’avenue Matignon, de se lancer dans le commerce de l’art, mais différemment, en s’adressant au plus grand nombre.
Ouvrir une galerie, oui, mais où ? A Paris, elle n’a pas les moyens. Et comme elle habite alors en Seine et Marne, elle opte pour Barbizon, ce village où elle va se promener le dimanche, qui a certes un grand passé artistique (la fameuse « école »), mais qui n’est pas du tout ouvert à l’art de notre temps. Un ami-amant lui parle d’un lieu qui est un ancien atelier et lorsqu’elle le visite, elle a une sorte de révélation, elle veut impérativement s’y installer. « C’est comme si j’avais vu une grande lumière, dit-elle-même, il était évident que ce lieu était pour moi. » Un antiquaire a déjà posé une sérieuse option, mais à force de persuasion, elle convainc l’agent immobilier, emporte l’affaire et ouvre le 13 mai 1978.
Sa programmation des débuts n’a certes rien de révolutionnaire. Elle montre des artistes locaux comme Guily Joffrin, qui lui présente d’autres artistes de l’Ecole de Paris ou de la « Réalité poétique », des créateurs qui sont toujours vivants, mais plus vraiment au début de leur carrière. Mais elle se fait rapidement une clientèle (« Un jour, dit-elle, l’acteur David Carradine qui tournait un film à Barbizon est rentré dans la galerie et il m’a acheté tous les tableaux, je n’avais plus rien à vendre ! ») et, au bout de deux ans, l’entreprise est déjà rentable. Elle se permet alors de montrer des artistes plus novateurs, comme César, Combaz ou Jean-Pierre Pincemin et ouvre même un second espace à Barbizon, où elle attire de plus en plus de monde, ce qui fait le bonheur des commerces et des restaurants locaux.
En 1987, elle, qui a été élevée « à la graine de l’expressionniste », a une autre révélation : celle d’un artiste dont elle découvre le travail à la télévision, avec lequel elle sent immédiatement en affinité et dont elle note le nom rapidement : Georg Baselitz. Il se trouve que le peintre allemand, qui n’est pas encore la star qu’il est aujourd’hui, mais qui est déjà très reconnu sur le plan international, a, un peu plus tard, une exposition au Musée des Sables d’Olonne, où les parents de Suzanne possèdent une maison et elle reste des heures au musée, finissant même par inquiéter le gardien qui lui demande si elle compte y passer la journée. Par un périple complexe qui va du biographe de l’artiste, Detlev Gretenkort, à Rudolf Springer et Michael Werner, ses galeristes allemands, en passant par Anthony d’Offray, son marchand anglais, elle parvient à rentrer en contact avec lui et même à franchir les portes du château dans lequel il vit et travaille, près de Hanovre. Elle noue avec lui des relations d’amitié qui ne se démentiront pas et même lorsque Baselitz sera représenté par des marchands plus puissants comme Thaddaeus Ropac, il gardera pour elle une bienveillance et une tendresse particulières (il est d’ailleurs toujours dans sa liste d’artistes).
Baselitz, mais aussi les autres allemands, vont devenir les peintres de prédilection de Suzanne Tarasiève : Markus Lüperz, dont elle va devenir très proche, Penck, Polke qu’hélas, elle ne connaîtra pas, Immendorf, etc. Et elle les montrera à une époque où ils ne sont pas encore aussi connus en France qu’ils le sont aujourd’hui. L’Allemagne reste longtemps son principal terrain de chasse. Après la chute du Mur, en 89, elle se rend régulièrement à Berlin et à Leipzig où apparait une nouvelle école, nourrie de la tradition soviétique, qui réaffirme la vitalité de la peinture. C’est là qu’elle rencontre, par exemple, Norbert Bisky, qui représente des jeunes gens dans des situations souvent équivoques, ou Boris Mikhaïlov, ce grand photographe ukrainien qui s’est installé dans la capitale allemande et avec lequel elle travaille encore aujourd’hui.
Ce sont ces artistes, entre autres, qu’elle va montrer dans la galerie qu’elle ouvre à Paris, en 2003, rue du Chevaleret, dans le 13eme. Car après plus de vingt ans passés à Barbizon et sur les conseils de Marcel Brient, un de ses meilleurs amis et collectionneurs, Suzanne Tarasiève éprouve le besoin de voir plus grand et de s’installer dans la capitale. Elle cherche d’abord un lieu dans le Marais, mais ne trouve rien qui lui convient et se rapproche alors de la rue Louise Weiss où, grâce aux locaux qui leur sont octroyés à peu de frais, de jeunes galeries se sont installées pour y célébrer les tendances les plus innovantes. Mais celles-ci ne lui font pas particulièrement bon accueil. Pas assez conceptuels, trop tournés vers des médiums traditionnels, trop populaires aussi, les choix de Suzanne détonneront un peu dans cet univers où règnent la vidéo et les installations. Le jour de l’ouverture, qui ne coïncide pas avec les vernissages des autres galeries, elle fait une grande fête pour leur prouver qu’elle est capable d’attirer du monde. Elle y parvient et reste six ans dans ce superbe espace où elle peut faire des expositions de grande envergure.
Puis, comme toutes les autres galeries, elle quitte le 13eme pour venir s’installer rue Pastourelle, dans le Marais, qui est devenu l’épicentre de l’art contemporain parisien et où elle se trouve encore actuellement. Entre-temps, elle a investi un autre lieu dans le 19eme arrondissement, tout près de Belleville qui a pris la place de la rue Louise Weiss dans la cartographie de l’avant-garde : le Loft, un espace atypique, dans lequel elle fait des expositions, mais qui lui sert aussi de show-room et lui permet d’organiser ces grands diners conviviaux qu’elle prise tellement. « Mais je voulais aussi être dans ce quartier pour prouver que je ne suis pas réactionnaire, précise-t-elle, au contraire, j’aime la modernité, l’art conceptuel et minimal, lorsqu’il est de grande qualité. C’est juste que je suis davantage attachée à ces médiums traditionnels que sont la peinture, la sculpture et le dessin. » Et rue Pastourelle, elle continue à alterner avec figures incontestées comme Lüperz ou Mikhaîlov, des artistes en plein devenir comme la sculptrice Eva Jospin ou jeunes peintres dont elle aime découvrir le travail, comme Romain Bernini ou le jeune roumain Alin Bozbiciu, à qui elle vient d’offrir une exposition très spectaculaire et remarquée.
Après toutes ces années consacrées à l’art, on pourrait penser que Suzanne Tarasiève aspire à plus de tranquillité. Mais il n’en est rien, elle n’a rien perdu de sa passion et, d’ailleurs, rien ne lui fait plus plaisir que quand des étudiants viennent visiter ses expositions et qu’elle parvient à leur donner le goût de l’art. « A ce titre, explique-t-elle, j’ai toujours fait en sorte qu’il y ait des livres dans mes espaces d’expositions, que les gens peuvent consulter librement. J’essaie moi-même d’éditer le plus possible de catalogues pour pouvoir les offrir aux collectionneurs. Et, quand des jeunes viennent me voir, en me disant qu’ils m’ont connu enfant, avec leurs parents et que, grâce à moi, ils s’orientent vers une carrière artistique, je suis aux anges. »
Enfin, elle n’hésite pas à donner de sa personne. Vous en connaissez beaucoup de galeristes qui n’hésiteraient pas à poser en sous-vêtements, bras levés devant un tag indiquant : « Refugees welcome », comme elle l’a fait à Hydra, à la demande de Jürgen Teller, un des autres photographes star qu’elle représente, pour une campagne pour Vogue ? Seul Emmanuel Perrotin avait accepté, en son temps de rester en costume de lapin pendant toute la durée de l’exposition que le facétieux Maurizio Cattelan avait intitulée : « Perrotin le chaud lapin » !
-galerie Suzanne Tarasiève, 7 rue Pastourelle 75003 Paris (www.suzanne-tarasieve.com). La galerie est actuellement fermée. Lorsque les conditions sanitaires le permettront, elle rouvrira avec l’exposition Kriki, qui est visible depuis le 17 octobre.
Images : Portrait de Suzanne Tarasiève par Jürgen Teller, © Juergen Teller All Rights reserved ; vue de la façade de la galerie ; vues des expositions Insoumises Expressions (avec des œuvres de Baselitz, Lüperz, Penck, etc.) et Alin Bozbiciu (photos Rebecca Fanuele)
2 Réponses pour Suzanne Tarasiève, l’intrépide
Beau portrait mérite quand on se souvient des artistes dessinateurs qu’elle a présenté à Drawing Now.Et de la qualité reellede sa galerie,
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